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Dimanche 8 Octobre 2023
Anne-Laure Allain

Le Gouverneur de la Banque de France s'engage en faveur de la monnaie numérique de banque centrale (MNBC) de gros

Au cours de la conférence « Révéler le potentiel des MNBC de gros : quels enseignements et quelles perspectives ? » qui s'est tenue à Paris, le 3 octobre 2023, François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France, s'est positionné en faveur d'un déploiement de la monnaie numérique de banque centrale (MNBC) de gros. Il a en particulier affirmé qu'il était "de l’intérêt des banques commerciales européennes et du secteur public de travailler ensemble en faveur d’un cadre européen tokenisé. Du côté du secteur public, cela signifie qu’il faut avancer sur la voie d’une MNBC de gros." Il a notamment rappelé que la BRI avait fortement plaidé en faveur du concept de "dépôts tokenisés".
"J’invite les banques commerciales européennes à s’approprier les « dépôts tokenisés » et à en expérimenter la mise en œuvre. Les acteurs européens ne peuvent rester à la traîne : d’une part, demeurer spectateurs de l’émergence des stablecoins, émis par les Bigtechs, dont aucune n’est européenne ; et d’autre part, ne pas explorer le champ des dépôts tokenisés, sur lequel les banques américaines et asiatiques semblent innover plus vite" a-t-il insisté.
Il a aussi mis en avant la proactivité de la Banque de France au travers de 12 expérimentations de MNBC de gros depuis novembre 2020 explorant tous les cas d'usage.
A ce jour, 93 % des banques centrales explorent les possibilités d’émission d’une MNBC.

Lire l'intégralité du discours de François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France ci dessous.
Lien vers le site de la Banque de France


Discours de François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France lors de la conférence « Révéler le potentiel des MNBC de gros : quels enseignements et quelles perspectives ? » – Paris, le 3 octobre 2023

Mesdames, Messieurs,

C’est un grand plaisir de vous accueillir à cette conférence organisée par la Banque de France. Je voudrais également souhaiter la bienvenue aux éminents intervenants présents aujourd’hui, issus à la fois de la communauté des banques centrales et du secteur privé. Je suis convaincu que seule une coopération large et approfondie entre nous tous permettra de « révéler le potentiel de la monnaie numérique de banque centrale (MNBC) de gros », qui est le thème de notre conférence.

Nous assistons actuellement à une vague de ruptures technologiques induites par la blockchain et la tokenisation : notre ambition, en tant que banque centrale et superviseur, est d’explorer le plus tôt possible leur potentiel, qui est extrêmement prometteur. Ceci explique que pas moins de 93 % des banques centrales explorent actuellement les possibilités d’émission d’une MNBC i . La MNBC de gros suscite moins d’attention et de passion que la MNBC de détail, mais elle n’en est pas moins importante. Le dessein de cette monnaie (la question du « pourquoi ») est probablement encore mieux perçu par les intervenants de marché que celui de la MNBC de détail et je commencerai donc par ses deux domaines d’application très intéressants, à savoir la tokenisation des actifs et les paiements transfrontières (I). J’en viendrai ensuite à la question du « comment », c’est-à-dire les aspects techniques relatifs à la manière dont cela pourrait fonctionner. La Banque de France mène activement des expérimentations à tous les niveaux pour développer un tel système (II).


I. Le double potentiel d’une MNBC de gros
A. Maintenir la monnaie de banque centrale comme « pivot de sécurité » dans un monde tokenisé
La tokenisation de la finance est une tendance nouvelle qui suscite un intérêt croissant de la part du secteur financier et de ses acteurs. Les technologies des grands livres distribués (DLT) pourraient de fait améliorer le traitement automatisé des activités de marché et post-marché et permettre ainsi au secteur financier et aux utilisateurs finaux de bénéficier d’importantes économies. Pour ce faire, de nouveaux actifs de règlement privés, tels que les stablecoins, font leur apparition dans cet écosystème tokenisé. Le projet de Paypal de créer un stablecoin mondial pour les paiements de détail nous rappelle avec force que si nous ne prenons pas l’initiative, quelqu’un d’autre le fera à notre place.

Le besoin d’un actif de règlement sûr sur DLT est devenu manifeste. À ce jour, la finance tokenisée ne dispose pas de l’ancrage fourni par la monnaie de banque centrale, qui réduit les risques de contrepartie et de liquidité, et garantit par essence la finalité des paiements. En assurant le rôle de point d’ancrage monétaire, la monnaie de banque centrale tokenisée permettrait la convertibilité entre les actifs tokenisés, exactement comme les banques centrales assurent actuellement la convertibilité entre les monnaies des banques commerciales.
En somme, la monnaie de banque centrale tokenisée constituerait un « pivot de sécurité » et servirait de socle de confiance fiable sur lequel ces nouvelles technologies pourraient déployer leur plein potentiel.

C’est pourquoi il est de l’intérêt des banques commerciales européennes et du secteur public de travailler ensemble en faveur d’un cadre européen tokenisé. Du côté du secteur public, cela signifie qu’il faut avancer sur la voie d’une MNBC de gros. L’Eurosystème a commencé en avril à étudier de nouvelles technologies relatives au règlement en monnaie de banque centrale ii, y compris l’émission d’un premier type de MNBC tokenisée. Les critères d’éligibilité et l’appel à manifestation d’intérêt seront publiés dans les prochaines semaines, et les expérimentations seront menées dans le courant de l’année 2024, y compris des essais portant sur des transactions réelles. Les banques commerciales et les autres acteurs financiers joueront un rôle essentiel dans le succès de la phase exploratoire de l’Eurosystème.

À cet égard, la BRI a fortement plaidé en faveur du concept de « dépôts tokenisés » : enregistrés au passif du bilan de l’émetteur, ils diffèrent des stablecoins, qui sont adossés à un stock d’actifs spécifique et principalement émis par des Bigtechs, et non par des banques. J’invite les banques commerciales européennes à s’approprier les « dépôts tokenisés » et à en expérimenter la mise en œuvre. Les acteurs européens ne peuvent rester à la traîne : d’une part, demeurer spectateurs de l’émergence des stablecoins, émis par les Bigtechs, dont aucune n’est européenne ; et d’autre part, ne pas explorer le champ des dépôts tokenisés, sur lequel les banques américaines et asiatiques semblent innover plus vite. Les fournisseurs privés de monnaie tokenisée pourraient complémenter l’émission d’une MNBC de gros ; un tel cadre reproduirait le système monétaire à deux niveaux, garantissant ainsi aux banques commerciales un rôle essentiel dans le monde tokenisé.


B. Améliorer les paiements transfrontières
L’amélioration des paiements transfrontières a été identifiée comme l’une des priorités du G20 : une feuille de route y a été consacrée en 2020, puis mise à jour pour relancer la dynamique dans ce domaine, en donnant la priorité aux actions qui ont le plus d’impact. De fait, certains projets pourraient être mis en œuvre rapidement dans le but d’obtenir des résultats à court et à moyen terme, comme le projet Nexus. Celui-ci vise à permettre aux particuliers d’effectuer des paiements transfrontières instantanés, en connectant les systèmes de paiement rapide du monde entier, rendus interopérables via le logiciel passerelle Nexus.

Cette interconnexion en cours des systèmes de paiements nationaux pourrait constituer la base d’une approche à plus long terme fondée sur l’utilisation de MNBC de gros : de fait, l’émergence de la DLT a été identifiée comme étant un canal prometteur pour l’amélioration des paiements transfrontières. L’utilisation des MNBC de gros a le potentiel de remédier à un certain nombre de coûts et de problèmes de frictions liés aux délais et à l’opacité de ces paiements. Ce potentiel peut être libéré si les différentes MNBC de gros sont correctement conçues pour interopérer dès le départ, par exemple en utilisant des plateformes communes basées sur des normes communes. Ne reproduisons pas les erreurs du passé afin de ne pas nous retrouver avec des normes différentes, comme cela s’est produit avec les systèmes de règlement brut en temps réel. L’interopérabilité ex ante est toujours plus facile que l’interopérabilité ex post : comme nous en sommes aux premiers stades de la tokenisation, il est encore possible de développer des normes internationales et de garantir l’interopérabilité future des MNBC de gros.

Permettez-moi à présent de combiner ces deux objectifs (tokenisation et paiements transfrontières). Des organismes internationaux tels que la BRIiii et le FMIiv réfléchissent activement à des plateformes intégrées, qui regrouperaient la monnaie de banque centrale tokenisée, les dépôts tokenisés et les actifs financiers tokenisés tels que les obligations et les titres tokenisés. Les MNBC domestiques pourraient ainsi devenir intrinsèquement interopérables, ce qui faciliterait considérablement les paiements transfrontières et éviterait davantage de fragmentation.

Parce que l’Europe doit bâtir sa souveraineté monétaire numérique et parce qu’elle est attachée à construire un système monétaire davantage multilatéral, l’Eurosystème devrait et pourrait afficher ici une nouvelle ambition pour enrichir son offre de services financiers. Je souhaiterais vous inviter tous, représentants des entités publiques comme privées, à aller plus loin dans la réflexion et à envisager la construction d’une plateforme européenne intégrée. Celle-ci fournirait aux acteurs européens le système de règlement-livraison le plus efficace, tout en contribuant à renforcer le rôle international de l’euro. Une plateforme européenne serait soumise à des normes et à des règles de gouvernance européennes spécifiques, mais interconnectée dès l’origine avec d’autres plateformes régionales ou mondiales. Associée à une MNBC de gros et/ou de détail, cette infrastructure pourrait rendre l’euro plus attractif pour les activités de financement des échanges commerciaux ou sur le marché des changes.


II. La contribution technique de la Banque de France : comment expérimenter une MNBC de gros

A. 12 expérimentations menées par la Banque de France
La Banque de France s’est de fait montrée très proactive en conduisant douze expérimentations de MNBC de gros depuis novembre 2020. Nous avons exploré tous les cas d’usage identifiés pour tous les types de DLT (publiques et privées) avec un large éventail de partenaires publics et privés. Nous croyons fermement en cette approche d’apprentissage par la pratique comme moyen de développer un cadre opérationnel pour une MNBC de gros, et voici trois des enseignements pratiques que nous en avons tirés jusqu'à présent .

Premièrement, les expérimentations ont montré que les banques centrales seront en mesure de piloter l’offre de monnaie de MNBC de gros – ce qui constitue une exigence fondamentale pour son éventuel déploiement. Un réseau permissionné couplé à des contrats intelligents (smart contracts) permettrait aux banques centrales de maintenir leur surveillance du réseau et même d’améliorer leur capacité à contrôler l’utilisation et la circulation de sa MNBC. Le contrôle de la monnaie de banque centrale n’est pas un objectif en soi, mais il est essentiel pour garantir la valeur d’ancrage de la monnaie de banque centrale et donc pour la stabilité financière.

Deuxièmement, en progressant vers une MNBC, il est important de ne pas favoriser prématurément une technologie ou un type de DLT en particulier. Poursuivant la voie initiée en 2020, la Banque de France s’est engagée à continuer de tester différentes technologies lors de ses expérimentations. De fait, tout en continuant à améliorer notre propre DLT [DLS3], nous explorons également en parallèle d’autres protocoles et blockchains, qu’ils soient privés ou publics. S’agissant de la gouvernance, l’accent devrait être mis sur la définition de normes et de protocoles communs pour les plateformes DLT et les MNBC de gros, après une évaluation de l’ensemble des caractéristiques et des options technologiques. Des normes communes seront essentielles pour concevoir de nouvelles infrastructures financières qui soient interopérables et capables d’interagir avec les infrastructures de marché classiques existantes.

Troisièmement, le développement des MNBC de gros doit à présent prendre en compte les préoccupations liées au climat. Je crois sincèrement que la tokenisation de la finance pourrait apporter une contribution valable et efficace face au défi du changement climatique, car elle devrait permettre de rationaliser la chaîne d’intermédiation et d’économiser des processus consommateurs d’énergie. Dans ce domaine, la conception des MNBC de gros doit être exemplaire pour favoriser le développement de marchés financiers efficaces du point de vue énergétique. En outre, les acteurs financiers doivent s’appuyer sur la transparence et l’automatisation rendues possibles par la DLT pour favoriser le développement de la finance verte, par exemple en intégrant les critères ESG dans les contrats intelligents.


B. Nous poursuivrons nos expérimentations au niveau de l’Eurosystème et au niveau international
La Banque de France est désormais activement impliquée dans les travaux exploratoires de l’Eurosystème concernant le règlement des actifs tokenisés en monnaie de banque centrale, qui a été lancé en avril dernier. Nous sommes à l’origine de l’une des trois solutions qui seront utilisées en 2024 pour les expérimentations et les essais avec des transactions réelles. La particularité de cette solution est qu’il s’agit d’une véritable MNBC, reposant sur une DLT propriétaire, appelée DL3S, développée par la Banque de France. Des entités financières majeures ont déjà testé avec succès la DL3S au cours de nos 12 expérimentations passées. Grâce aux travaux exploratoires de l’Eurosystème, j’invite à présent tous les intervenants de marché européens à tester cette solution avec des transactions réelles.

À plus long terme, la Banque de France travaille à l’échelle internationale, notamment avec le Hub d’innovation de la BRI et le FMI, ainsi qu’avec d’autres banques centrales, en particulier l’Autorité monétaire de Singapour et la Banque nationale suisse, en vue d’améliorer les paiements transfrontières. Et – de manière plus parlante que n’importe quel discours ! – je vous invite à assister, à la fin de la conférence, à la démonstration du teneur de marché automatisé (Automated Market Maker, AMM) que nous avons développé dans le cadre du projet Mariana.

Pour conclure, permettez-moi de citer ce merveilleux poème de l’écrivain espagnol Antonio Machado : « Voyageur, le chemin // c’est les traces de tes pas, c’est tout ; Voyageur, il n’y a pas de chemin, // Le chemin se fait en marchant ». Continuons à avancer et à expérimenter ensemble. Une chose dont nous pouvons être sûrs : si nous n’ouvrons pas la voie à une future infrastructure des paiements, d’autres le feront. Et nous sommes déterminés à « tracer » un chemin européen. Les discussions au cours des tables rondes qui vont suivre sur les paiements transfrontières et la tokenisation de la finance contribueront à ce voyage. Je vous remercie de votre attention.

LIRE L'INTEGRALITE DU DISCOURS DE François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

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