Anthony Benhamou
De simples croyances à l'origine de destructions durables de richesses
Sans pour autant adopter un ton professoral, il convient de définir certains termes et autres notions pour bien comprendre ce qui se joue actuellement en Europe. Une situation de déflation correspond à une baisse généralisée et prolongée du niveau des prix au sein d'une économie. Cette notion ne doit pas être confondue avec celle de désinflation, où les prix continuent de progresser mais à un rythme moindre (on parle aussi de ralentissement de l'inflation). Si la baisse générale des prix semble présenter des avantages (en ce sens qu'elle libère du pouvoir d'achat pour les ménages), c'est en fait tout le contraire. Paradoxalement en effet, la déflation constitue un véritable handicap pour un pays et est le plus souvent source de longues périodes de récession.
Le phénomène est très simple. Quand les agents économiques constatent une diminution des prix, ils vont avoir tendance à différer leur décision de consommation et/ou d'investissement. Ils anticipent en effet une poursuite du recul des prix et attendent alors la réduction effective de ces derniers pour passer à l'action. Et aussi incroyable que cela puisse paraître, les prix s'inscrivent effectivement à la baisse. S'agit-il alors de magie ? Ou bien d'une quelconque omniscience dont seraient dotés les agents ? Rien de tout ça. En fait, le processus sous-jacent se nomme prophétie auto-réalisatrice ; la vision (erronée ou non) d'une situation engendre un changement de comportement qui fait que la vision initiale devient petit à petit une réalité.
La déflation constitue dès lors un phénomène destructeur pour une économie. Car à travers un jeu d‘anticipations miroirs, les agents sont gagnés par un immobilisme dévastateur. Quand les consommateurs attendent un ajustement des prix à la baisse, les entreprises entament en effet un vaste processus de désinvestissement qui se traduit par la réduction de leurs productions et de leurs coûts salariaux. L'économie entre alors dans un cercle pernicieux, auto-entretenu, et à durée indéterminée. Enfin, l'alourdissement du poids de l'endettement des secteurs privé et public, lié à la hausse mécanique du taux d'intérêt réel (comprenez le taux d'intérêt nominal corrigé de la variation des prix), fini de conférer à la déflation son statut de véritable spirale infernale.
Et pour bien s'en rendre compte, il suffit de sonder l'avis des japonais sur la question. Au début des années 1990 en effet, l'éclatement de la « Baburu Keiki » (littéralement la bulle économique) sur les actifs financiers et immobiliers plongea le pays dans une grave et longue crise économique. Face à la dérive de son système financier, le gouvernement nippon n'eut effectivement pas d'autre choix que d'injecter des liquidités massives au sein des banques (environ 12% du PIB). Or dans le même temps, la déflation s'installa progressivement, mais sûrement, dans l'archipel. Les taux d'intérêts réels connurent alors une nette hausse, et, à l'instar de l'Etat, les agents privés (entreprises et ménages) furent rapidement asphyxiés. Il en découla ainsi une véritable flambée de l'endettement souverain (plus de 245% du PIB en 2013) ainsi que près de deux décennies d'atonie de l'activité.
L'Europe menacée par « l'ogre » déflationniste
A l'heure où de nombreux pays de l'Union européenne semblent enfin sortir la tête de l'eau, de nombreux spécialistes s'interrogent quant à l'apparition d'un spectre déflationniste. La menace d'un scénario à la japonaise ne semble pour le moment pas d'actualité, tant la politique monétaire menée par Mario Draghi au sein de la BCE a été jusque-là des plus fines. Néanmoins, elle est sérieuse. En effet, comme l'affirmait Christine Lagarde le 15 janvier dernier, « la déflation pourrait avoir des conséquences désastreuses sur la reprise ». Un véritable sujet d'inquiétude pour la directrice du FMI qui s'est même aventurée à comparer la déflation à un « ogre qu'il faut combattre avec vigueur ».
Il faut dire aussi que les données publiées par Eurostat la semaine dernière apparaissent mitigées. En décembre 2013, le taux d'inflation annuel de la zone euro s'établissait en effet à 0,8% (contre 0,9% en novembre) alors que celui de l'Union européenne était de 1% (stable par rapport à novembre). De l'inflation plutôt que de la déflation, certes, mais des statistiques qui divergent nettement de la cible officielle fixée à 2%. Dans le détail par ailleurs, de grandes disparités peuvent être relevées. Aussi, si l'Estonie, l'Autriche et le Royaume-Uni affichaient en décembre des taux annuels de 2%, le Portugal, l'Espagne et l'Irlande flirtaient pour leur part dangereusement avec « l'ogre » déflationniste (inflation autour de 0,2%). Enfin, le risque déflationniste est aujourd'hui une réalité en Grèce (-1,8%), à Chypre (-1,3%) en Bulgarie (-0,4%) et chez le dernier arrivant de la zone euro, la Lettonie (-0,4%).
Les banquiers centraux se veulent pourtant rassurants, faisant ainsi fi du repli du prix des matières premières (plus précisément celui de l'or qui, après douze années de hausse, a reculé en 2013 de 28%), et des ajustements salariaux constatés en Espagne, en Irlande et au Portugal. Aussi selon Mario Draghi, « contrairement au Japon, la zone euro a pris de nombreuses mesures pour éviter le piège de la déflation » dont, notamment, l'assainissement et le renforcement des systèmes bancaires. Mieux, selon Jens Weidmann le président de la Bundesbank, « les anticipations actuelles d'inflation à long terme sont solidement ancrées autour de 2% », et la phase de reprise dans laquelle se trouve l'Europe devrait engendrer une surchauffe économique, annihilant de fait tout risque déflationniste.
La reprise plus forte que la déflation. C'est en quelque sorte le message actuel des banquiers centraux malgré les écarts à la cible des taux d'inflation effectifs. Mais justement, une reprise axée sur les exportations et des dévaluations internes est-elle véritablement tenable ? La tolérance des peuples d'Europe du sud, qui depuis des années effectuent de douloureux sacrifices au nom de la crise et maintenant de la reprise, ne va-t-elle pas finir par se briser ? Enfin, dans un contexte d'inflation faible (voire quasi nulle pour certains pays), la difficulté du processus de désendettement ne risque-t-elle pas d'étouffer la reprise ?
Il va désormais falloir agir vite. En effet, une consolidation de la reprise garantirait le redémarrage de « la machine à fabriquer de la croissance »… et l'entrée de l'Europe dans un nouveau cercle vertueux combinant réduction du taux de chômage et assainissement budgétaire. Une mission que Mario Draghi semble prêt à relever. Mais attention, il devra rivaliser d'habileté pour faire passer les bons messages et maintenir les anticipations d'inflation à la hausse. Car ces-dernières sont actuellement sur le fil du rasoir, et si la déflation s'installe, il deviendra très compliqué d'agir sur les anticipations. Dés lors, un cocktail tout aussi inédit qu'explosif « austérité-déflation » verra le jour et engendrera une poussée insoutenable de l'endettement souverain ainsi que la montée inéluctable des partis extrémistes. La reprise n'aura alors été qu'un mirage…
Achevé de rédiger le 22 janvier 2014
Anthony Benhamou
Anthony Benhamou est un économiste diplômé de l’université de Paris Dauphine. Il a notamment exercé pendant 3 années en tant que consultant auprès de grandes entreprises internationales. Maître de conférences à Sciences-Po Paris et tuteur enseignant à l’université de Paris Dauphine, il rédige par ailleurs avec Marc Touati de nombreuses chroniques économiques et financières pour le cabinet ACDEFI.
Sans pour autant adopter un ton professoral, il convient de définir certains termes et autres notions pour bien comprendre ce qui se joue actuellement en Europe. Une situation de déflation correspond à une baisse généralisée et prolongée du niveau des prix au sein d'une économie. Cette notion ne doit pas être confondue avec celle de désinflation, où les prix continuent de progresser mais à un rythme moindre (on parle aussi de ralentissement de l'inflation). Si la baisse générale des prix semble présenter des avantages (en ce sens qu'elle libère du pouvoir d'achat pour les ménages), c'est en fait tout le contraire. Paradoxalement en effet, la déflation constitue un véritable handicap pour un pays et est le plus souvent source de longues périodes de récession.
Le phénomène est très simple. Quand les agents économiques constatent une diminution des prix, ils vont avoir tendance à différer leur décision de consommation et/ou d'investissement. Ils anticipent en effet une poursuite du recul des prix et attendent alors la réduction effective de ces derniers pour passer à l'action. Et aussi incroyable que cela puisse paraître, les prix s'inscrivent effectivement à la baisse. S'agit-il alors de magie ? Ou bien d'une quelconque omniscience dont seraient dotés les agents ? Rien de tout ça. En fait, le processus sous-jacent se nomme prophétie auto-réalisatrice ; la vision (erronée ou non) d'une situation engendre un changement de comportement qui fait que la vision initiale devient petit à petit une réalité.
La déflation constitue dès lors un phénomène destructeur pour une économie. Car à travers un jeu d‘anticipations miroirs, les agents sont gagnés par un immobilisme dévastateur. Quand les consommateurs attendent un ajustement des prix à la baisse, les entreprises entament en effet un vaste processus de désinvestissement qui se traduit par la réduction de leurs productions et de leurs coûts salariaux. L'économie entre alors dans un cercle pernicieux, auto-entretenu, et à durée indéterminée. Enfin, l'alourdissement du poids de l'endettement des secteurs privé et public, lié à la hausse mécanique du taux d'intérêt réel (comprenez le taux d'intérêt nominal corrigé de la variation des prix), fini de conférer à la déflation son statut de véritable spirale infernale.
Et pour bien s'en rendre compte, il suffit de sonder l'avis des japonais sur la question. Au début des années 1990 en effet, l'éclatement de la « Baburu Keiki » (littéralement la bulle économique) sur les actifs financiers et immobiliers plongea le pays dans une grave et longue crise économique. Face à la dérive de son système financier, le gouvernement nippon n'eut effectivement pas d'autre choix que d'injecter des liquidités massives au sein des banques (environ 12% du PIB). Or dans le même temps, la déflation s'installa progressivement, mais sûrement, dans l'archipel. Les taux d'intérêts réels connurent alors une nette hausse, et, à l'instar de l'Etat, les agents privés (entreprises et ménages) furent rapidement asphyxiés. Il en découla ainsi une véritable flambée de l'endettement souverain (plus de 245% du PIB en 2013) ainsi que près de deux décennies d'atonie de l'activité.
L'Europe menacée par « l'ogre » déflationniste
A l'heure où de nombreux pays de l'Union européenne semblent enfin sortir la tête de l'eau, de nombreux spécialistes s'interrogent quant à l'apparition d'un spectre déflationniste. La menace d'un scénario à la japonaise ne semble pour le moment pas d'actualité, tant la politique monétaire menée par Mario Draghi au sein de la BCE a été jusque-là des plus fines. Néanmoins, elle est sérieuse. En effet, comme l'affirmait Christine Lagarde le 15 janvier dernier, « la déflation pourrait avoir des conséquences désastreuses sur la reprise ». Un véritable sujet d'inquiétude pour la directrice du FMI qui s'est même aventurée à comparer la déflation à un « ogre qu'il faut combattre avec vigueur ».
Il faut dire aussi que les données publiées par Eurostat la semaine dernière apparaissent mitigées. En décembre 2013, le taux d'inflation annuel de la zone euro s'établissait en effet à 0,8% (contre 0,9% en novembre) alors que celui de l'Union européenne était de 1% (stable par rapport à novembre). De l'inflation plutôt que de la déflation, certes, mais des statistiques qui divergent nettement de la cible officielle fixée à 2%. Dans le détail par ailleurs, de grandes disparités peuvent être relevées. Aussi, si l'Estonie, l'Autriche et le Royaume-Uni affichaient en décembre des taux annuels de 2%, le Portugal, l'Espagne et l'Irlande flirtaient pour leur part dangereusement avec « l'ogre » déflationniste (inflation autour de 0,2%). Enfin, le risque déflationniste est aujourd'hui une réalité en Grèce (-1,8%), à Chypre (-1,3%) en Bulgarie (-0,4%) et chez le dernier arrivant de la zone euro, la Lettonie (-0,4%).
Les banquiers centraux se veulent pourtant rassurants, faisant ainsi fi du repli du prix des matières premières (plus précisément celui de l'or qui, après douze années de hausse, a reculé en 2013 de 28%), et des ajustements salariaux constatés en Espagne, en Irlande et au Portugal. Aussi selon Mario Draghi, « contrairement au Japon, la zone euro a pris de nombreuses mesures pour éviter le piège de la déflation » dont, notamment, l'assainissement et le renforcement des systèmes bancaires. Mieux, selon Jens Weidmann le président de la Bundesbank, « les anticipations actuelles d'inflation à long terme sont solidement ancrées autour de 2% », et la phase de reprise dans laquelle se trouve l'Europe devrait engendrer une surchauffe économique, annihilant de fait tout risque déflationniste.
La reprise plus forte que la déflation. C'est en quelque sorte le message actuel des banquiers centraux malgré les écarts à la cible des taux d'inflation effectifs. Mais justement, une reprise axée sur les exportations et des dévaluations internes est-elle véritablement tenable ? La tolérance des peuples d'Europe du sud, qui depuis des années effectuent de douloureux sacrifices au nom de la crise et maintenant de la reprise, ne va-t-elle pas finir par se briser ? Enfin, dans un contexte d'inflation faible (voire quasi nulle pour certains pays), la difficulté du processus de désendettement ne risque-t-elle pas d'étouffer la reprise ?
Il va désormais falloir agir vite. En effet, une consolidation de la reprise garantirait le redémarrage de « la machine à fabriquer de la croissance »… et l'entrée de l'Europe dans un nouveau cercle vertueux combinant réduction du taux de chômage et assainissement budgétaire. Une mission que Mario Draghi semble prêt à relever. Mais attention, il devra rivaliser d'habileté pour faire passer les bons messages et maintenir les anticipations d'inflation à la hausse. Car ces-dernières sont actuellement sur le fil du rasoir, et si la déflation s'installe, il deviendra très compliqué d'agir sur les anticipations. Dés lors, un cocktail tout aussi inédit qu'explosif « austérité-déflation » verra le jour et engendrera une poussée insoutenable de l'endettement souverain ainsi que la montée inéluctable des partis extrémistes. La reprise n'aura alors été qu'un mirage…
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Anthony Benhamou
Anthony Benhamou est un économiste diplômé de l’université de Paris Dauphine. Il a notamment exercé pendant 3 années en tant que consultant auprès de grandes entreprises internationales. Maître de conférences à Sciences-Po Paris et tuteur enseignant à l’université de Paris Dauphine, il rédige par ailleurs avec Marc Touati de nombreuses chroniques économiques et financières pour le cabinet ACDEFI.
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