Anthony Benhamou
Un cas d’école ; la bulle du bulbe.
Tout commença à la fin du XVIème siècle lorsque des marchands néerlandais introduisirent dans le pays, des tulipes en provenance de Turquie. Nouveauté, rareté et mélange improbable de couleurs, une combinaison qui conféra très rapidement au bulbe de tulipe une valeur élevée relativement aux nombreuses autres fleurs que comptait le royaume. La tulipe devint ainsi progressivement un objet de luxe particulièrement prisé par les nantis mais aussi par la bourgeoisie néerlandaise. Enfin libérée de la domination espagnole, cette dernière avait en effet engrangé d’importants bénéfices grâce au commerce avec l’Asie, n’hésitant pas à faire bâtir de grandes maisons entourées de jardins fleuris... de tulipes. Pendant presque quarante ans, le prix du bulbe de tulipe ne cessera alors de croître, à un rythme modéré dans un premier temps, puis à un rythme plus soutenu à partir des années 1630 ; ainsi en 1635 il fallait en moyenne 2 500 florins pour acheter un bulbe de tulipe, soit 25 750 euro de 2002 si l’on en croit les calculs de l’International Institut of Social History.
Le prix du bulbe de tulipe atteignit son apogée en 1636 ; cette même année, le parlement discuta effectivement d’un projet portant sur la transformation de la nature des contrats qui deviendraient alors des options d’achats et non plus des obligations. Un effet d’aubaine pour les spéculateurs. On raconte ainsi qu’au début de l’année 1637, un bulbe de tulipe pouvait se négocier sur le marché à terme contre l’équivalent de trois tableaux de Rembrandt ; ou bien dix fois le salaire annuel d’un artisan qualifié ; ou encore contre un terrain de cinq hectares… des données souvent issues de pamphlets de l’époque dont il est impossible de vérifier l’exactitude. Une chose est sûre cependant, le prix du bulbe de tulipe était anormalement élevé. Surtout quand on sait ex post que l’intensité des couleurs des bulbes était en fait liée à un virus de la mosaïque de la fleur, le potyvirus. C'est finalement en février 1637 que l’euphorie prit fin et que les prix des contrats à terme chutèrent brutalement, marquant la fin du windhandel, comprenez le « commerce du vent ».
La tulipomanie fut ainsi l’une des premières bulles spéculatives de l’histoire économique. Elle marqua par ailleurs le début d’une longue liste d’autres bulles – krach de 1720 suite à la spéculation sur la Compagnie des mers du sud, krach de Vienne en 1873 lié à l’envolée des prix de l’immobilier à Paris, Berlin et Vienne, krachs boursier de 1929 et 1987 et, plus récemment, crise du subprime – aux causes et conséquences sensiblement similaires. A l’hystérie collective et à l’enrichissement rapide des populations succèdent l’incompréhension, des mouvements d’appauvrissements et des faillites brutales.
A l’origine des bulles, un banal concours de beauté.
Mais alors pourquoi les agents économiques ne tirent-ils pas de leçon de l’histoire et quelle est l’origine de l’euphorie observée sur les marchés ? Il convient en fait de s’interroger plus généralement sur la rationalité des agents. Par leurs actions individuelles, ils participent en effet à créer un écart entre la valeur réelle d’une chose et sa valeur de marché, autrement dit, sa valeur marchande. Et plus cet écart s’accroit, plus l’éclatement de la bulle est proche, même si l’échéance demeure inconnue. Ce processus peut être résumé par la métaphore du concours de beauté de Keynes, au chapitre 12 de la Théorie Générale. Imaginez ainsi que vous participez à une compétition contre une multitude d’autres concurrents. Vous êtes face à une centaine de photos de demoiselles toutes aussi charmantes les unes que les autres, et l’on vous demande d’en sélectionner six ; les six plus jolies. La personne dont le choix se rapproche le plus du choix moyen (c’est-à-dire des filles ayant obtenu le plus de votes) sera le grand vainqueur de cette compétition et remportera le jackpot. Trois techniques s’offrent ainsi à vous pour l’emporter. Premièrement, vous optez pour une stratégie simple, voire naïve, qui consiste à choisir les six plus belles demoiselles en fonction de vos critères de beauté. Mais vous pouvez aussi adopter une stratégie
plus vicieuse qui consiste cette fois-ci à calquer votre sélection sur celle des autres concurrents grâce à vos anticipations. Enfin, vous vous dites qu’il n’y a aucune raison qui justifie que vous soyez le seul à embrasser la deuxième stratégie et vous en déterminez une ultime, qui intègre le fait que chaque concurrent va non seulement formuler des anticipations quant aux choix des autres participants, mais aussi sur les vôtres…
La métaphore du concours de beauté montre ainsi que la spéculation provient principalement des anticipations que chaque agent réalise quant aux comportements des autres agents. Pire, il semble rationnel de participer à ce type de compétition puisqu’il y a un véritable jackpot en jeu. Appliquez désormais ce raisonnement à n’importe quel autre marché (financier, immobilier ou bien même des tulipes) et vous comprenez désormais que lorsque les prix sont déconnectés de la réalité, c'est que les agents économiques se livrent à une compétition de type concours de beauté… et que des (gros) lots sont évidemment en jeu. Dit autrement, ne pas entrer sur un marché spéculatif génère un coût (d’opportunité) qui correspond au non gain potentiel que vous auriez pu réaliser ; corolaire, il est rationnel de participer au gonflement d’une bulle spéculative afin de s’enrichir tout en sachant qu’un jour ou l’autre la bulle explosera.
Si le jeu des anticipations miroirs favorise la création de bulles spéculatives, il convient de noter que des conditions de marché favorables peuvent également participer à ce mouvement. Ainsi, sur les dix dernières années, il est intéressant de constater qu’à chaque période d’euphorie financière correspond une situation de taux d’intérêts bas et de liquidités abondantes. C'est ainsi que pour éteindre l’incendie de la bulle Internet du début des noughties, la Réserve Fédérale américaine a procédé à des baisses successives de taux qui ont engendré une hausse de l’endettement privé et l’émergence d’une bulle immobilière, le subprime ; belote. A nouveau, la réponse apportée par les banquiers centraux a consisté en la diminution des taux qui, cette fois-ci, a favorisé l’endettement public ; rebelote. Et puisqu’il semble que nous sommes désormais guéris du syndrome du « cette fois c'est différent » (Reinhart et Rogoff), la faiblesse historique des taux directeurs actuels pourrait bien faciliter l’apparition d’une nouvelle bulle spéculative.
Les bulles spéculatives ; un processus sans fin ?
Quelle sera donc la nature de la prochaine grande crise ? Un début de réponse, plutôt évident, se trouve du côté du marché obligataire ; quand de nombreux spécialistes se félicitent de taux d’emprunt historiquement bas, en particulier pour les Etats mais aussi pour les corporate, la bulle obligataire continue de gonfler pour constituer une véritable bombe à retardement. Et si certains commentateurs tentent d’alerter les marchés sur une inévitable future remontée des taux, les mises en garde demeurent quasi inaperçues tant l’euphorie générale est grande.
Mais d’autres facteurs de risques peuvent également être mis en évidence. Surchauffe immobilière en Chine, multiplication par sept du cours de l’or en dix ans, bulle du carbone et du financement de la transition énergétique ou, enfin, attrait croissant pour le bitcoin. Le bitcoin ? Oui, cette monnaie totalement dématérialisée créée en 2009 par un informaticien répondant au pseudonyme de Satochi Nakamoto, et qui a été au centre de toutes les discussions médiatiques il y a quelques semaines, en raison de l’envolée soudaine de son cours et de sa chute tout aussi brutale. A sa création, la parité du bitcoin s’établissait en effet à un millième de dollar avant d’atteindre le 10 avril dernier un plus haut de 266 dollars, puis perdre en seulement quelques jours plus de 70% de sa valeur pour passer sous la barre des 80 dollars…
Toutes les bulles finissent ainsi par éclater un jour ou l’autre. Mais, l’Homme ne manque jamais d’imagination pour toujours trouver une nouvelle source d’enrichissement. Et quand il n’en est pas à l’origine, il adopte un comportement mimétique qui lui permet d’atteindre son objectif. Ce processus peut-il réellement se répéter à l’infini ? Ou, ne peut-il pas lui-même s’apparenter à une géante bulle qui ne ferait que gonfler depuis des siècles ?
Article dédié à Noah.
Achevé de rédiger le 01 mai 2013,
Anthony Benhamou
Anthony Benhamou est un économiste diplômé de l’université de Paris Dauphine. Il a notamment exercé pendant 3 années en tant que consultant auprès de grandes entreprises internationales. Maître de conférences à Sciences-Po Paris et tuteur enseignant à l’université de Paris Dauphine, il rédige par ailleurs avec Marc Touati de nombreuses chroniques économiques et financières pour le cabinet ACDEFI.
Tout commença à la fin du XVIème siècle lorsque des marchands néerlandais introduisirent dans le pays, des tulipes en provenance de Turquie. Nouveauté, rareté et mélange improbable de couleurs, une combinaison qui conféra très rapidement au bulbe de tulipe une valeur élevée relativement aux nombreuses autres fleurs que comptait le royaume. La tulipe devint ainsi progressivement un objet de luxe particulièrement prisé par les nantis mais aussi par la bourgeoisie néerlandaise. Enfin libérée de la domination espagnole, cette dernière avait en effet engrangé d’importants bénéfices grâce au commerce avec l’Asie, n’hésitant pas à faire bâtir de grandes maisons entourées de jardins fleuris... de tulipes. Pendant presque quarante ans, le prix du bulbe de tulipe ne cessera alors de croître, à un rythme modéré dans un premier temps, puis à un rythme plus soutenu à partir des années 1630 ; ainsi en 1635 il fallait en moyenne 2 500 florins pour acheter un bulbe de tulipe, soit 25 750 euro de 2002 si l’on en croit les calculs de l’International Institut of Social History.
Le prix du bulbe de tulipe atteignit son apogée en 1636 ; cette même année, le parlement discuta effectivement d’un projet portant sur la transformation de la nature des contrats qui deviendraient alors des options d’achats et non plus des obligations. Un effet d’aubaine pour les spéculateurs. On raconte ainsi qu’au début de l’année 1637, un bulbe de tulipe pouvait se négocier sur le marché à terme contre l’équivalent de trois tableaux de Rembrandt ; ou bien dix fois le salaire annuel d’un artisan qualifié ; ou encore contre un terrain de cinq hectares… des données souvent issues de pamphlets de l’époque dont il est impossible de vérifier l’exactitude. Une chose est sûre cependant, le prix du bulbe de tulipe était anormalement élevé. Surtout quand on sait ex post que l’intensité des couleurs des bulbes était en fait liée à un virus de la mosaïque de la fleur, le potyvirus. C'est finalement en février 1637 que l’euphorie prit fin et que les prix des contrats à terme chutèrent brutalement, marquant la fin du windhandel, comprenez le « commerce du vent ».
La tulipomanie fut ainsi l’une des premières bulles spéculatives de l’histoire économique. Elle marqua par ailleurs le début d’une longue liste d’autres bulles – krach de 1720 suite à la spéculation sur la Compagnie des mers du sud, krach de Vienne en 1873 lié à l’envolée des prix de l’immobilier à Paris, Berlin et Vienne, krachs boursier de 1929 et 1987 et, plus récemment, crise du subprime – aux causes et conséquences sensiblement similaires. A l’hystérie collective et à l’enrichissement rapide des populations succèdent l’incompréhension, des mouvements d’appauvrissements et des faillites brutales.
A l’origine des bulles, un banal concours de beauté.
Mais alors pourquoi les agents économiques ne tirent-ils pas de leçon de l’histoire et quelle est l’origine de l’euphorie observée sur les marchés ? Il convient en fait de s’interroger plus généralement sur la rationalité des agents. Par leurs actions individuelles, ils participent en effet à créer un écart entre la valeur réelle d’une chose et sa valeur de marché, autrement dit, sa valeur marchande. Et plus cet écart s’accroit, plus l’éclatement de la bulle est proche, même si l’échéance demeure inconnue. Ce processus peut être résumé par la métaphore du concours de beauté de Keynes, au chapitre 12 de la Théorie Générale. Imaginez ainsi que vous participez à une compétition contre une multitude d’autres concurrents. Vous êtes face à une centaine de photos de demoiselles toutes aussi charmantes les unes que les autres, et l’on vous demande d’en sélectionner six ; les six plus jolies. La personne dont le choix se rapproche le plus du choix moyen (c’est-à-dire des filles ayant obtenu le plus de votes) sera le grand vainqueur de cette compétition et remportera le jackpot. Trois techniques s’offrent ainsi à vous pour l’emporter. Premièrement, vous optez pour une stratégie simple, voire naïve, qui consiste à choisir les six plus belles demoiselles en fonction de vos critères de beauté. Mais vous pouvez aussi adopter une stratégie
plus vicieuse qui consiste cette fois-ci à calquer votre sélection sur celle des autres concurrents grâce à vos anticipations. Enfin, vous vous dites qu’il n’y a aucune raison qui justifie que vous soyez le seul à embrasser la deuxième stratégie et vous en déterminez une ultime, qui intègre le fait que chaque concurrent va non seulement formuler des anticipations quant aux choix des autres participants, mais aussi sur les vôtres…
La métaphore du concours de beauté montre ainsi que la spéculation provient principalement des anticipations que chaque agent réalise quant aux comportements des autres agents. Pire, il semble rationnel de participer à ce type de compétition puisqu’il y a un véritable jackpot en jeu. Appliquez désormais ce raisonnement à n’importe quel autre marché (financier, immobilier ou bien même des tulipes) et vous comprenez désormais que lorsque les prix sont déconnectés de la réalité, c'est que les agents économiques se livrent à une compétition de type concours de beauté… et que des (gros) lots sont évidemment en jeu. Dit autrement, ne pas entrer sur un marché spéculatif génère un coût (d’opportunité) qui correspond au non gain potentiel que vous auriez pu réaliser ; corolaire, il est rationnel de participer au gonflement d’une bulle spéculative afin de s’enrichir tout en sachant qu’un jour ou l’autre la bulle explosera.
Si le jeu des anticipations miroirs favorise la création de bulles spéculatives, il convient de noter que des conditions de marché favorables peuvent également participer à ce mouvement. Ainsi, sur les dix dernières années, il est intéressant de constater qu’à chaque période d’euphorie financière correspond une situation de taux d’intérêts bas et de liquidités abondantes. C'est ainsi que pour éteindre l’incendie de la bulle Internet du début des noughties, la Réserve Fédérale américaine a procédé à des baisses successives de taux qui ont engendré une hausse de l’endettement privé et l’émergence d’une bulle immobilière, le subprime ; belote. A nouveau, la réponse apportée par les banquiers centraux a consisté en la diminution des taux qui, cette fois-ci, a favorisé l’endettement public ; rebelote. Et puisqu’il semble que nous sommes désormais guéris du syndrome du « cette fois c'est différent » (Reinhart et Rogoff), la faiblesse historique des taux directeurs actuels pourrait bien faciliter l’apparition d’une nouvelle bulle spéculative.
Les bulles spéculatives ; un processus sans fin ?
Quelle sera donc la nature de la prochaine grande crise ? Un début de réponse, plutôt évident, se trouve du côté du marché obligataire ; quand de nombreux spécialistes se félicitent de taux d’emprunt historiquement bas, en particulier pour les Etats mais aussi pour les corporate, la bulle obligataire continue de gonfler pour constituer une véritable bombe à retardement. Et si certains commentateurs tentent d’alerter les marchés sur une inévitable future remontée des taux, les mises en garde demeurent quasi inaperçues tant l’euphorie générale est grande.
Mais d’autres facteurs de risques peuvent également être mis en évidence. Surchauffe immobilière en Chine, multiplication par sept du cours de l’or en dix ans, bulle du carbone et du financement de la transition énergétique ou, enfin, attrait croissant pour le bitcoin. Le bitcoin ? Oui, cette monnaie totalement dématérialisée créée en 2009 par un informaticien répondant au pseudonyme de Satochi Nakamoto, et qui a été au centre de toutes les discussions médiatiques il y a quelques semaines, en raison de l’envolée soudaine de son cours et de sa chute tout aussi brutale. A sa création, la parité du bitcoin s’établissait en effet à un millième de dollar avant d’atteindre le 10 avril dernier un plus haut de 266 dollars, puis perdre en seulement quelques jours plus de 70% de sa valeur pour passer sous la barre des 80 dollars…
Toutes les bulles finissent ainsi par éclater un jour ou l’autre. Mais, l’Homme ne manque jamais d’imagination pour toujours trouver une nouvelle source d’enrichissement. Et quand il n’en est pas à l’origine, il adopte un comportement mimétique qui lui permet d’atteindre son objectif. Ce processus peut-il réellement se répéter à l’infini ? Ou, ne peut-il pas lui-même s’apparenter à une géante bulle qui ne ferait que gonfler depuis des siècles ?
Article dédié à Noah.
Achevé de rédiger le 01 mai 2013,
Anthony Benhamou
Anthony Benhamou est un économiste diplômé de l’université de Paris Dauphine. Il a notamment exercé pendant 3 années en tant que consultant auprès de grandes entreprises internationales. Maître de conférences à Sciences-Po Paris et tuteur enseignant à l’université de Paris Dauphine, il rédige par ailleurs avec Marc Touati de nombreuses chroniques économiques et financières pour le cabinet ACDEFI.
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