Responsabilité civile et concurrence : la théorie de l’effet ombrelle sur les prix

A la faveur d’une demande de décision préjudicielle formée par la juridiction d’appel autrichienne, l’avocat général Juliane Kokott a présenté le 30 janvier 2014 ses conclusions en faveur de l’admission de la responsabilité civile des membres d’un cartel selon la théorie dite de « l’effet ombrelle » . Conclusions avocat général Kokott, 30 janvier 2014, Affaire C – 557/12 (1)


L’affaire en question, pendante devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), constitue une ramification du cartel des ascensoristes. Pour rappel les membres de cette entente, Kone, Otis,Schindler et ThyssenKrupp, avaient été sanctionnés en 2007 par la Commission européenne (2) et les juridictions compétentes en matière de concurrence autrichiennes.

Parallèlement, une procédure devant les juridictions civiles autrichiennes a été initiée par un ancien client des ascensoristes : ÖBB – Infrastruktur (filiale des chemins de fer fédéraux) à l’encontre des membres de l’entente. La demande de dommages et intérêts, d’un montant global de plus de 8 millions d’euros vise notamment à obtenir réparation du préjudice subi du fait du surcoût payé lors de l’achat auprès d’une entreprise étrangère à l’entente, mais qui se serait positionnée selon les prix affichés par les membres du cartel. L’ÖBB – Infrastruktur réclame à ce titre 1,8 millions d’euros aux membres du cartel.

C’est dans ce cadre que la juridiction autrichienne a décidé de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne. En effet, le droit autrichien ne reconnait pas la possibilité d’imputer un tel dommage aux parties de l’entente faute de lien de causalité suffisant. Cependant, en vertu du principe d’effectivité du droit de l’Union européenne, selon lequel dès lors qu’un droit est garanti au niveau communautaire, sa protection doit être effectivement assurée au niveau des États membres, les juridictions autrichiennes pourraient être tenues de faire respecter le droit à indemnisation de la société victime pour le préjudice causé par l’effet ombrelle sur les prix (« umbrella pricing »).

La théorie de l’effet ombrelle sur les prix permet de prendre en compte dans la détermination du préjudice, l’influence des pratiques mises en œuvre par un cartel sur le comportement d’une entreprise active sur le même segment de marché mais qui lui est étrangère. En effet, les entreprises qui ne sont pas parties à une entente peuvent également décider de fixer leurs prix, délibérément ou non, dans la lignée de ceux pratiqués par les membres de l’entente. Les prix proposés par les entreprises non membres de l’entente se trouvent ainsi automatiquement à un niveau plus élevé que ceux qui seraient fixés dans une situation de concurrence normale.

La question de la théorie de l’effet ombrelle fait l’objet d’une vive controverse doctrinale entre ses partisans et ses détracteurs et n’a pour l’instant pas été tranchée par les juridictions communautaires. Dans ses conclusions présentées suite aux observations des différentes parties, l’avocat général Juliane Kokott se prononce en faveur de l’admission de la responsabilité des membres d’une entente au titre de la théorie de l’effet d’ombrelle sur les prix. À l’appui de son argumentation elle indique tout d’abord que la question posée à la CJUE relève bien du droit communautaire et non de celui des États membres.

En effet, si les conditions d’application et les modalités de mise en œuvre du droit à la réparation en cas de dommage dépendent du droit interne aux États membres (3), la question de l’existence ou non de ce droit dépend, elle, du droit communautaire. La question de l’admission d’une responsabilité des membres d’un cartel au titre de la théorie de l’effet ombrelle dépend en conséquence, du droit communautaire et ce notamment dans un objectif de mise en œuvre uniforme et efficace des règles de concurrence.

L’avocat général invite ainsi la Cour à se prononcer en faveur de l’admission de cette responsabilité tout en reconnaissant qu’une telle responsabilité ne doit être admise qu’en présence d’un lien de causalité suffisamment direct entre l’acte dommageable et le dommage allégué.

Ce lien serait établi dès lors que l’entente a, à tout le moins, contribué aux effets d’ombrelle sur les prix.

Un tel critère pouvant être appréhendé de manière très large, il est cependant nécessaire de prévoir des garanties pour les membres de l’entente. Leur responsabilité ne pourrait ainsi être engagée que si les dommages induits par les effets d’ombrelle sur les prix sont prévisibles pour les parties à l’entente : cela implique que les parties à l’entente ne devront répondre que des dommages qu’elles devaient raisonnablement savoir survenir. La prévisibilité du dommage est d’autant plus forte que les parts de marché détenues par les membres de l’entente sont importantes. Dans cette hypothèse, les comportements sont en effet susceptibles d’avoir une plus grande influence sur leurs concurrents, ce qui ne peut être ignoré par les membres de l’entente.

Soutenant qu’il doit être considéré globalement que la réparation des dommages induits par les effets d’ombrelle est conforme au but de l’article 101 du TFUE, l’avocat général Kokott plaide donc en faveur de l’admission de la responsabilité des membres d’une entente, sans pour autant que cela ne conduise automatiquement et toujours à reconnaitre leur responsabilité à l’égard des clients d’entreprises étrangères à l’entente.

Il est à cet égard intéressant de relever que, comme le souligne l’avocat général, la proposition de directive relative à la mise en œuvre des actions de private enforcement (4) dans sa rédaction actuelle pourrait permettre la réparation sur le fondement des effets d’ombrelle. Cependant, cette théorie ne fait pas l’unanimité, notamment aux États Unis où le débat est particulièrement vif. La question de son admission par la CJUE reste donc en suspens.

(1) Conclusions avocat général Kokott, 30 janvier 2014, Affaire C – 557/12
(http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=147064&pageIndex=0&doclang=fr&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=459035)
(2) Décision de la Commission européenne du 21 février 2007, Affaire COMP/E-1/38.823 – PO / Elevators and Escalators
(3) Arrêt CJCE, 13 juillet 2006, Affaire C-295/04 à C-298/04
(4) Edouard Sarrazin, Julie Griffin, Chloé Cluzel, Action en réparation des préjudices subis du fait de pratiques anticoncurrentielles à la lumière du récent paquet législatif de la Commission européenne, La Revue Squire Sanders, 29 juillet 2013.


La Revue est une publication Squire Sanders | Avocats Paris
www.ssd.com



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Vendredi 21 Mars 2014


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