Après 11 mois de travaux, près de 40 auditions et un déplacement en Suisse, nous sommes heureux de vous présenter les conclusions de la mission d’information commune sur les chaînes de blocs, mieux connues sous leur dénomination anglosaxonne : les blockchains.
Nous allons tâcher, lors de cette intervention liminaire, de présenter successivement qu’est-ce que la blockchain, les avantages et les inconvénients de cette technologie à l’heure actuelle, les principaux cas d’usage qui sont expérimentés ainsi que, finalement, un cadre de régulation que nous appelons de nos vœux afin d’encourager le développement d’un écosystème de la blockchain en France.
(1/4) Définition de la technologie
Une blockchain est un registre, une grande base de données qui a la particularité d’être partagée simultanément avec tous ses utilisateurs, tous également détenteurs de ce registre, et qui ont également tous la capacité d’y inscrire des données, selon des règles spécifiques fixées par un protocole informatique très bien sécurisé grâce à la cryptographie. On dit parfois qu’il s’agit d’un grand livre de comptes, détenu et consulté par un grand nombre de personnes et mis à jour en temps réel pour toutes ces personnes en même temps. Il n’y a pas d’autorité de contrôle centralisée de ce registre : c’est une précision très importante.
L’une des particularités de ce registre est d’enregistrer les données sur des blocs qui contiennent une quantité limitée d’informations. Un bloc validé ne peut plus être modifié, sauf par consensus des détenteurs du registre. Une fois la page du registre complétée, elle devient donc inaltérable, ce qui est un gage de fiabilité.
Les transactions ou les informations échangées entre les utilisateurs du réseau sont regroupées non sur des pages, mais sur des blocs, horodatés et irréversiblement liés les uns aux autres, formant une chaîne : la blockchain. Les écritures enregistrées sur ce bloc et sur tous les précédents sont inaltérables et infalsifiables, ce qui est garanti non pas par un tiers de confiance, mais par le fonctionnement même du réseau informatique et de ses règles cryptographiques.
Prenons quelques exemples : le premier usage de la blockchain est l’échange de cryptomonnaies, plus précisément de bitcoins. Avec un grand livre de registre complètement transparent et inaltérable, lorsqu’un utilisateur X inscrit sur la blockchain une transaction en bitcoins vers l’utilisateur Y, cette transaction est nécessairement réalisée, avec rapidité, sécurité et sans possibilité de fraude. C’est la communauté des utilisateurs et le fonctionnement cryptographique du réseau qui garantissent l’efficacité de ce système. Autre exemple, lorsqu’une université recourt à une blockchain pour enregistrer les titres et les diplômes qu’elle délivre, elle recourt à une technologie qui certifie très précisément quand un diplôme a été délivré, à qui et à quel titre, sans possibilité de falsification et de façon beaucoup plus efficace qu’aujourd’hui. Dernier exemple, en matière de traçabilité alimentaire, l’inscription sur une blockchain partagée des informations sur un produit entre tous les utilisateurs d’une filière (agriculteurs, coopératives, industriels agroalimentaires, distributeurs) permet d’apporter un gain de transparence important pour le consommateur final et pour les tous les producteurs ; des informations comme la provenance, le conditionnement, mais également les prix et les marges, peuvent être mieux connues de tous.
La technologie blockchain en est encore à ses prémisses : si de nombreuses startups se créent aujourd’hui, les possibilités et les bouleversements imaginables de nos modèles économiques et sociaux sont encore à explorer. Nous pensons d’ailleurs que l’État et ses services publics pourraient énormément gagner en qualité de service et en gains de productivité en développant des solutions blockchains. C’est pourquoi l’une de nos propositions est de créer au sein des administrations centrales de l’État un groupe de travail transversal chargé d’une mission d’évaluation des conditions du développement de la technologie des blockchains dans la vie économique et sociale et de son usage par les collectivités publiques.
Pour entrer un peu plus dans la technique, nous pensons qu’il est important de distinguer deux catégories de blockchains. Les blockchains ouvertes (permissionless) sont peu nombreuses aujourd’hui (on relèvera surtout Bitcoin et Ethereum). Tout le monde peut y être à la fois à l’origine de transactions, d’échanges et être un nœud du réseau. La décentralisation est complète. L’existence d’une cryptomonnaie est requise pour créer les incitations financières suffisantes pour organiser de façon vertueuse les relations entre utilisateurs. Les blockchains ouvertes sont celles dont le contenu en innovation est le plus important mais dont les différentes filières économiques ne se sont pas encore appropriées suffisamment le potentiel technologique. Il faut les encourager en France ou en Europe car les blockchains connues actuellement sont toutes américaines.
Les blockchains privatives, parfois appelées « de consortium » permettent de réunir plusieurs acteurs en nombre limité et de faciliter la gouvernance de leurs intérêts mutuels. Il s’agit d’instaurer la confiance entre plusieurs personnes, notamment des entreprises, de façon peu coûteuse, plus fluide et en mettant de côté leurs intérêts divergents, sans besoin d’une cryptomonnaie. Les blockchains privatives sont celles qui met à profit les caractéristiques les plus immédiatement utiles de cette technologie, et écarte celles qui posent aujourd’hui des problèmes non résolus : la décentralisation, la gouvernance à grande échelle, le contrôle par les pairs. Ce sont celles qui se développent le plus rapidement aujourd’hui.
Nous préconisons de favoriser la création d’un écosystème suffisamment mature pour que se développe une blockchain ouverte issue d’initiatives françaises ou européennes, alimentées par des financements publics de soutien à la recherche et au développement, sur le modèle de l’intelligence artificielle. Il faudrait, a minima, appuyer les initiatives tendant à favoriser l’établissement de standards européens ou internationaux pour le fonctionnement des blockchains.
(2/4) Les aléas et perspectives de perfectionnement de la technologie
La mission n’entend éluder ici aucun des questionnements qui peuvent entourer un procédé donnant lieu à des usages inédits. De fait, ainsi que le montre notre rapport, les« blockchains »présentent encore, suivant le type de protocoles, les signes d’une relative immaturité. Bien des projets peinent à franchir le stade du concept expérimental.
L’état de la technique invite à s’interroger, en premier lieu, sur les capacités techniques et la sécurité des protocoles. Du point de vue des capacités techniques, la question posée est d’abord celle du stockage et du traitement des transactions inscrites sur une blockchain. Prenons l’exemple du bitcoin. Les transactions enregistrées représentent aujourd’hui plus de 200 gigaoctets, soit l’équivalent d’une soixantaine de longs métrages en haute définition. Or, chacun comprend qu’une éventuelle démultiplication des transactions réalisées avec ce cryptoactif appelle nécessairement une extension des données traitées et conservées dans le réseau. Cette évolution ne peut rester sans conséquence sur la gestion d’une telle blockchain. En effet, en l’état de la technique, il pourrait être difficile à certains acteurs d’être un nœud de réseau suivant la puissance de calcul nécessaire à la validation de milliers de transactions et la mémoire requise pour stocker plusieurs tétraoctets de données. Cette incertitude conduit d’ailleurs certains observateurs à se demander si un réel modèle distribué et décentralisé de gouvernement peut demeurer viable à mesure que le réseau s’accroit. Certains n’écartent pas d’ailleurs la possibilité que quelques acteurs se trouvent en mesure, dans certaines circonstances, d’acquérir un pouvoir de décision sans le consentement de l’ensemble des acteurs le contrôle d’une blockchain.
S’agissant de la sécurité, le rapport de l’OPECST montre que suivant les spécifications des protocoles, des attaques informatiques peuvent remettre en cause l’immutabilité des données et la protection contre les « doubles dépenses ». On citera « l’attaque des 51 % », dans le cadre de laquelle un acteur peut – au moins temporairement – valider des blocs non conformes – voire réécrire des transactions dès lors qu’il possède une puissance de calcul supérieure à la majorité des nœuds du réseau. Ce cas de figure ne revêt pas aujourd’hui un caractère théorique, ainsi que le montre l’attaque dont a été victime Bitcoin Gold.
Toutefois, il ressort de l’expérience de ces derniers mois que la vulnérabilité des blockchains réside souvent moins dans les protocoles eux-mêmes que dans les outils et les procédures qui en permettent l’exploitation. Je pense ici aux plateformes d’échanges de cryptoactifs, aux clés privées dont le stockage est mal sécurisé, aux contrats intelligents mal codés.
En second lieu, il convient d’évoquer les enjeux qui s’attachent à la consommation d’énergie de certaines blockchains. D’après les estimations les plus souvent reprises, l’énergie électrique nécessaire au fonctionnement de Bitcoin serait comprise entre 25 et 40 tétras watt heure (TWh) par an. Par comparaison, on rappellera que la consommation du Danemark en 2017 s’élevait à 25 TWh. En l’état, la technologie présente donc potentiellement un caractère énergétivore. Cela étant, la consommation d’énergie tient d’abord aux modalités de validation des transactions propres à chaque type de blockchain. La question se pose en particulière pour les protocoles dont le consensus fait appel à la « preuve de travail ». Mais il existe aujourd’hui des projets qui ouvrent la perspective du développement d’autres modes de consensus moins consommateurs d’énergie. On citera ici tels que la preuve d’enjeu.
C’est dire que la technologie des blockchains évolue. Au-delà d’un perfectionnement des protocoles, il ne parait déraisonnable d’estimer que demain, les recherches en cours permettront de résoudre des problèmes qui en limitent aujourd’hui l’exploitation.
(3/4) Les cas d’usages rendus possibles par les blockchains
En outre, les travaux de la mission attestent que la technologie permet d’ores et déjà des usages nouveaux. Bien entendu, – comme souvent en matière d’innovation – il convient de faire la part des projets qui aboutissent à « optimiser » des process existants ou qui relèvent d’effets de mode. Du reste, les travaux de la mission invitent à distinguer les blockchains ouvertes – qui possèdent manifestement un potentiel d’innovation radicale mais se heurtent à des hypothèques techniques – des blockchains privées – qui offrent des solutions utiles à court terme. Quoiqu’il en soit, là où il apporte une réelle valeur ajoutée, le recours aux blockchains ouvre la perspective d’un possible renouvellement des organisations, des relations économiques et de travail, ainsi que des habitudes de consommation. Cet effet « disruptif » va bien au-delà de l’usage des cryptoactifs ou des cryptomonnaies.
Nous croyons en effet que l’usage des jetons (ou tokens) peut contribuer à offrir de nouvelles modalités de financement de l’innovation, dans le cadre des ICO. En outre, il ne parait pas non plus hors de propos d’envisager que s’instaurent par ce biais de nouveaux modes d’échanges de biens et de services, ainsi qu’une nouvelle distribution de la chaîne de valeurs.
Sans aller jusqu’à envisager à court ou moyen terme une « tokenisation » de l’économie, nous pouvons prendre quelques exemples qui montrent qu’il se passe sans doute quelque chose avec la blockchain. Elle ne saurait être réduite aux aléas des cours du bitcoin.
Dans le secteur de la banque, par la désintermédiation qui la caractérise, la technologie ouvre la possibilité de valider des transactions sans l’intermédiaire d’une chambre de compensation. Dès lors, les blockchains devraient permettre de certifier des opérations dans des délais beaucoup plus courts. Les protocoles peuvent aussi favoriser le partage d’informations entre acteurs concurrents d’une place financière dans le respect du secret de leurs données commerciales. Ce faisant, la technologie facilite la gestion de structures ou d’instruments communs en réduisant les coûts de contact et les frais d’administration. J’en veux pour preuve la blockchain MADRE, protocole expérimental développé à l’initiative de la Banque de France et destiné à faciliter la gestion des identifiants créancier SEPA entre les banques commerciales.
Dans le secteur de l’assurance, l’apport de la blockchain tient à l’automatisation des procédures d’indemnisation et à l'allégement de certaines formalités à la charge des sociétés comme de leurs clients. Il découle de l’usage de « contrats intelligents », programmes informatiques rendant possible l’application sans intervention humaine des clauses convenues sous réserve que les hypothèses et les conditions d’indemnisation et de préjudice soient clairement établies. On trouvera une illustration de ce cas d’usage dans l’offre Fizzy commercialisée par AXA, qui propose à ses assurés un remboursement en cas de retard d’avion.
Dans le secteur de la logistique, la blockchain présente deux intérêts : d’une part, assurer une traçabilité des produits, ainsi que la mémoire des interventions des différents intervenants d’une chaîne de production et de distribution ; d’autre part, alléger des formalités et créer les conditions d’une coopération entre les acteurs d’une filière, notamment du point de vue de l’échange d’informations. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle a été créé, en août 2018, la société KOMGO SA. qui, dans le secteur du négoce des matières premières, une quinzaine d’entreprises essentielles de ce secteur. KOMGO propose une plateforme digitalisée de négoce qui vise à permettre la vérification de l’identité des clients, un échange de documents de manière cryptée – sans base de données centrales – ainsi qu’une « lettre de crédit digitale », en remplacement des lettres de crédits documentaire.
Dans le secteur énergétique, vous aurez sans doute entendu parler de l’expérimentation menée à New York depuis avril 2016, à l’initiative de Transactive Grid. Celle-ci consiste en la mise en place d’un « micro réseau » de production et de distribution d’électricité à l’échelle de quelques rues, grâce à l’usage des énergies renouvelables et à l’usage d’un protocole Ethéréum. En autorisant l’échange de services et de valeurs en dehors d’une instance de gestion centrale, la blockchain crée potentiellement les conditions de la mise en place – à une plus ou moins grande échelle suivant les capacités techniques – de réseaux locaux de production, d’échange et de revente d’énergie pour équilibrer l’offre et la demande à tout moment, ce qui est une contrainte forte des réseaux d’électricité en particulier.
Cet inventaire ne prétend pas à l’exhaustivité et nous pourrions également évoquer les apports possibles de la technologie dans la gouvernance des filières de l’agroalimentaire et la traçabilité de ses produits.
De fait, la blockchain offre des cas d’usages assez divers qui ont également vocation à intéresser la sphère publique. Certes, la technologie questionne les personnes publiques dans leur rôle. De même que les professions juridiques réglementées, elle peut, dans une certaine mesure, conduire à délégitimer le monopole dont elles disposent pour accomplir des missions qui les placent en position de médiatrices dans les relations sociales. Mais pour les administrations et les services publics, elle représente aussi – à l’évidence –un possible levier de rationalisation des organisations et de modernisation des conditions d’exercice de leurs compétences.
Aujourd’hui, des États comme la Géorgie, le Honduras ou le Ghana ont eu recours ou utilisent la blockchain pour la tenue de leur cadastre ou la gestion de terrains publics. Comme chacun le sait, l’Estonie tend à s’illustrer dans l’établissement d’une e-administration par l’usage de l’identité numérique. Grâce à une infrastructure cryptographique de type blockchain, plus de 900 organisations (institutions, ministères et entreprises privées) peuvent accéder depuis 2008 à plus de 2 000 services.
Pour sa part, après la certification des données inscrites au registre du commerce, le Canton de Genève est sur le point de généraliser la délivrance d’actes administratifs. L’accomplissement de cette mission est déjà rendue possible par le développement d’un protocole Ethéreum et ce, pour un coût annuel très modique. On relèvera également les projets en cours s’agissant du développement de l’usage de la blockchain pour la gestion des droits à bâtir sur des terrains constructibles ou, même, du vote électronique pour des consultations locales.
De notre point de vue, il s’agit là d’autant d’exemples dont les pouvoirs publics pourraient s’inspirer afin d’améliorer l’efficacité de nos services publics et retisser de nouveaux liens avec les citoyens et les usagers, des rapports fondés sur la transparence et la simplification des démarches administratives.
Alors que des professions réglementées telles que les notaires s’approprient la technologie, nul ne comprendraient que la puissance publique n’examine pas toutes les possibilités que celles-ci offrent. C’est la raison pour laquelle dans sa recommandation n°20, la mission invite à poursuivre la réflexion sur les chantiers de transformation qui pourraient être conduits grâce à la blockchain dans l’amélioration des services publics grâce au potentiel de certification, de reconnaissance de l’identité numérique et d’archivage des blockchains.
Bien entendu, l’essor de cette technologie et son appropriation par les acteurs de la vie économique et sociale ne vont pas de soi. À l’échelle nationale comme européenne, il faudra sans doute examiner les évolutions ou précisions que l’état de notre droit pourrait nécessiter. Cette démarche apparaît particulièrement souhaitable en ce qui concerne le droit de la responsabilité, le droit de la consommation et du commerce électronique mais aussi, à certains égards, s’agissant de la protection des données personnelles, dans le nouveau cadre établi par le RGPD.
Aussi, compte tenu de la complexité de la tâche, la mission souscrit volontiers à la proposition émise par France Stratégie d’établir, au sein des administrations centrales de l’État, un groupe de travail transversal chargé d’une mission d’évaluation des conditions du développement de la technologie des blockchains dans la vie économique et sociale, ainsi que de son usage par les collectivités publiques.
Au-delà des financements publics que peut requérir la réalisation de certains projets, l’innovation est affaire de confiance et de prévisibilité. Ceci conduit nécessairement à poser la question du cadre dans lequel l’essor des nouveaux usages permis par les blockchains peuvent être régulés.
(4/4) Cadre réglementaire, financier et fiscal
Pour terminer, nous souhaitons présenter le cadre réglementaire, financier et fiscal, qui permettrait selon nous aux entreprises innovantes et recourant aux blockchains qui se développent en France d’être compétitives et de prendre des parts de marché à l’international. Il faut aussi que ce cadre permette à la France d’être attractive pour que des activités économiques liées aux blockchains choisissent de s’y installer.
La régulation d’un « secteur », d’une « technologie » ou d’un « écosystème » est d’autant plus délicate que l’innovation autour des blockchains est fortement évolutive et peu maîtrisable. En tant que députés, comment devons-nous réagir et intervenir ? Une régulation trop forte tuerait l’innovation en France, qui se réfugierait donc dans des pays limitrophes comme la Suisse. Une régulation trop faible serait inutile : dans le cas des cryptoactifs, il en va pourtant de la protection des investisseurs et de la lutte contre les activités criminelles car les bitcoins, par exemple, ne sont pas exempts de risques financiers importants. En outre, et c’est un dilemme bien connu dans le milieu numérique, la régulation est souvent rapidement dépassée alors même qu’elle est souvent réclamée par les acteurs économiques concernés, qui sont à la recherche de sécurité juridique pour développer leurs activités.
Une façon de sortir de ces dilemmes de l’intervention publique est de produire une régulation d’ « avance de phase » : construire un cadre réglementaire expérimental, au périmètre borné mais permettant de créer librement pour accélérer le développement de l’écosystème. Cette logique de bac à sable doit cependant être complété par un cadre stable et sécurisant. Elle se couple, en France, avec un recours de plus en plus systématique, de la part de l’État ou des autorités régulatrices, à des consultations auprès de l’ensemble des acteurs concernés. Cela a été fait par exemple pour rédiger les ordonnances relatives aux minibons ou pour le projet de loi dit « PACTE », à propos de la régulation des émissions de jetons. Cette démarche est essentielle à la bonne compréhension des enjeux et des solutions à traiter par l’ensemble des parties prenantes.
Ces consultations permettent d’imaginer un cadre stable et pérenne qui permettra d’apporter la sécurité juridique suffisante aux entreprises déjà installées et qui souhaitent se développer rapidement tout en demeurant en France. Le cadre que nous repose sur trois piliers : la sécurisation des émissions de jetons grâce à la loi PACTE ; l’adaptation de la réglementation bancaire et fiscale grâce au PLF ; la mise à disposition de moyens financiers et techniques publics suffisants et durables pour soutenir l’émergence et le renforcement de l’écosystème français des blockchains, notamment grâce au PIA 3.
Tout d’abord, l’émergence des blockchains est indissociable de la sécurisation des cryptomonnaies : nous avons déjà présenté en quoi les deux étaient indissociables. Plus précisément, les blockchains autorisent un mode tout à fait innovant et encourageant de financement de l’économie : la levée de fonds grâce à des jetons, ou tokens, mieux connu sous son acronyme anglosaxon d’ICO, pour Initial Coin Offering. L’ICO est une technique de levée de fonds qui s’appuie sur l’émission de jetons, acquis en échange de cryptomonnaies ou de monnaies classiques. Depuis début de 2018, en France, les principales ICO ont permis de lever 500 millions d’euros, soit 20 opérations d’un montant de 25 millions environ.
Généralement, les ICO visent à développer des activités ou des applications en lien avec les blockchains : nous pouvons notamment citer le cas du projet iExec, startup montée par des chercheurs d’Inria et financée par ICO.
La puissance des ICO explique qu’elles fassent l’objet d’une compétition européenne et mondiale, et, à cette heure, la France est largement dépassée par la Suisse, très en avance dans ce domaine : deux cents ICO ont été conduites en Suisse. Or une ICO menée en Suisse encourage les porteurs de projet, les entrepreneurs, les innovateurs, à localiser l’ensemble de leur activité dans ce pays-là, au détriment de la France.
Il faut donc rapidement reprendre la main : le projet de loi PACTE est aujourd’hui le principal véhicule juridique permettant d’établir un cadre de régulation innovant. Le projet de loi contient notamment la création d’un régime juridique propre aux ICO, qui consiste à autoriser l’AMF à délivrer un visa optionnel pour les offres de jetons s’adressant au public français. C’est une forme de label qui vise à protéger les investisseurs contre le risque d’arnaques. En outre, en séance publique, à l’initiative de plusieurs députés, un régime relatif aux prestataires de services sur actifs numériques a été créé. Parmi les nouveaux services et « métiers » encadrés par ce régime, figure notamment l’échange d’actifs numériques sur une place de marché, afin de favoriser l’essor d’un marché secondaire des jetons et des cryptoactifs en général. La création d’un marché secondaire régulé permettra des échanges de cryptoactifs entre investisseurs de façon beaucoup plus sûre qu’aujourd’hui.
En second lieu, la régulation des activités économiques liées aux blockchains doit également intervenir sur les volets fiscaux et bancaires. Dans le cadre de PACTE, plusieurs amendements parlementaires ont été adoptés afin de mieux garantir aux émetteurs de jetons et plus généralement aux professionnels des blockchains qui manipulent des cryptoactifs, l’accès à un compte bancaire en France. En outre, un principe d’ouverture de compte en dernier ressort a été adopté : il confie à la Caisse des dépôts et consignations la mission de garantir ce droit au compte bancaire aux acteurs ayant bénéficié du visa de l’AMF et qui manipulent des cryptoactifs, lorsque les autres banques ont rejeté leurs demandes. Nous ne serions pas opposés à ce que ce soit la Banque de France voire la Banque postale qui se charge de cette mission.
En matière fiscale, le PLF pour 2019 a permis, enfin, de créer un régime fiscal spécifiquement applicable aux cryptoactifs, car la doctrine fiscale actuelle pouvait véritablement décourager l’activité économique dans le domaine des blockchains. Pour tenir compte des nombreuses microtransactions réalisées en cryptoactifs, l’imposition ne porterait que sur la plus-value « globale », nette de tous les échanges opérés au cours de l’année, du moment que cette plus-value s’obtient par la cession de cryptoactifs en échange de monnaies ayant cours légal (fiat). Il faudrait améliorer encore le dispositif fiscal proposé, notamment en ne fiscalisant les plus-values liées aux crypto-échanges qu’au moment où celles-ci sont encaissées sur un compte bancaire traditionnel.
Enfin, afin de donner à l’écosystème des blockchains en France toutes les chances de prendre les devants, les pouvoirs publics ont une responsabilité qui n’est pas uniquement celle de proposer un cadre juridique, bancaire et fiscal attractif. Les soutiens budgétaires publics doivent également pouvoir cibler cet écosystème en particulier.
Nous pensons que des outils particulièrement efficaces, comme les programmes des investissements d’avenir (PIA) ainsi que le Grand plan d’investissement (GPI) permettent aux opérateurs que sont Bpifrance ou encore la Caisse des dépôts et consignations d’investir durablement dans les entreprises des blockchains.
La création du Fonds pour l’innovation et pour l’industrie, ex Fonds pour l’innovation de rupture, pourrait aussi être utilement mis à contribution pour prendre des participations dans des start-ups prometteuses des blockchains. Cela serait d’ailleurs compatible avec la politique d’investissement de l’État dans les principaux secteurs d’innovation stratégique : les solutions liées aux blockchains ont des convergences réelles avec l’économie de la donnée (notamment le big data), l’internet des objets ou l’intelligence artificielle. Nous appelons de nos vœux à une reconnaissance rapide de la blockchain comme un secteur réellement stratégique pour la France.
Jean-Michel MIS vous propose le téléchargement de son rapport de 137 pages sur la blockchain via son site officiel jeanmichelmis.fr
Nous allons tâcher, lors de cette intervention liminaire, de présenter successivement qu’est-ce que la blockchain, les avantages et les inconvénients de cette technologie à l’heure actuelle, les principaux cas d’usage qui sont expérimentés ainsi que, finalement, un cadre de régulation que nous appelons de nos vœux afin d’encourager le développement d’un écosystème de la blockchain en France.
(1/4) Définition de la technologie
Une blockchain est un registre, une grande base de données qui a la particularité d’être partagée simultanément avec tous ses utilisateurs, tous également détenteurs de ce registre, et qui ont également tous la capacité d’y inscrire des données, selon des règles spécifiques fixées par un protocole informatique très bien sécurisé grâce à la cryptographie. On dit parfois qu’il s’agit d’un grand livre de comptes, détenu et consulté par un grand nombre de personnes et mis à jour en temps réel pour toutes ces personnes en même temps. Il n’y a pas d’autorité de contrôle centralisée de ce registre : c’est une précision très importante.
L’une des particularités de ce registre est d’enregistrer les données sur des blocs qui contiennent une quantité limitée d’informations. Un bloc validé ne peut plus être modifié, sauf par consensus des détenteurs du registre. Une fois la page du registre complétée, elle devient donc inaltérable, ce qui est un gage de fiabilité.
Les transactions ou les informations échangées entre les utilisateurs du réseau sont regroupées non sur des pages, mais sur des blocs, horodatés et irréversiblement liés les uns aux autres, formant une chaîne : la blockchain. Les écritures enregistrées sur ce bloc et sur tous les précédents sont inaltérables et infalsifiables, ce qui est garanti non pas par un tiers de confiance, mais par le fonctionnement même du réseau informatique et de ses règles cryptographiques.
Prenons quelques exemples : le premier usage de la blockchain est l’échange de cryptomonnaies, plus précisément de bitcoins. Avec un grand livre de registre complètement transparent et inaltérable, lorsqu’un utilisateur X inscrit sur la blockchain une transaction en bitcoins vers l’utilisateur Y, cette transaction est nécessairement réalisée, avec rapidité, sécurité et sans possibilité de fraude. C’est la communauté des utilisateurs et le fonctionnement cryptographique du réseau qui garantissent l’efficacité de ce système. Autre exemple, lorsqu’une université recourt à une blockchain pour enregistrer les titres et les diplômes qu’elle délivre, elle recourt à une technologie qui certifie très précisément quand un diplôme a été délivré, à qui et à quel titre, sans possibilité de falsification et de façon beaucoup plus efficace qu’aujourd’hui. Dernier exemple, en matière de traçabilité alimentaire, l’inscription sur une blockchain partagée des informations sur un produit entre tous les utilisateurs d’une filière (agriculteurs, coopératives, industriels agroalimentaires, distributeurs) permet d’apporter un gain de transparence important pour le consommateur final et pour les tous les producteurs ; des informations comme la provenance, le conditionnement, mais également les prix et les marges, peuvent être mieux connues de tous.
La technologie blockchain en est encore à ses prémisses : si de nombreuses startups se créent aujourd’hui, les possibilités et les bouleversements imaginables de nos modèles économiques et sociaux sont encore à explorer. Nous pensons d’ailleurs que l’État et ses services publics pourraient énormément gagner en qualité de service et en gains de productivité en développant des solutions blockchains. C’est pourquoi l’une de nos propositions est de créer au sein des administrations centrales de l’État un groupe de travail transversal chargé d’une mission d’évaluation des conditions du développement de la technologie des blockchains dans la vie économique et sociale et de son usage par les collectivités publiques.
Pour entrer un peu plus dans la technique, nous pensons qu’il est important de distinguer deux catégories de blockchains. Les blockchains ouvertes (permissionless) sont peu nombreuses aujourd’hui (on relèvera surtout Bitcoin et Ethereum). Tout le monde peut y être à la fois à l’origine de transactions, d’échanges et être un nœud du réseau. La décentralisation est complète. L’existence d’une cryptomonnaie est requise pour créer les incitations financières suffisantes pour organiser de façon vertueuse les relations entre utilisateurs. Les blockchains ouvertes sont celles dont le contenu en innovation est le plus important mais dont les différentes filières économiques ne se sont pas encore appropriées suffisamment le potentiel technologique. Il faut les encourager en France ou en Europe car les blockchains connues actuellement sont toutes américaines.
Les blockchains privatives, parfois appelées « de consortium » permettent de réunir plusieurs acteurs en nombre limité et de faciliter la gouvernance de leurs intérêts mutuels. Il s’agit d’instaurer la confiance entre plusieurs personnes, notamment des entreprises, de façon peu coûteuse, plus fluide et en mettant de côté leurs intérêts divergents, sans besoin d’une cryptomonnaie. Les blockchains privatives sont celles qui met à profit les caractéristiques les plus immédiatement utiles de cette technologie, et écarte celles qui posent aujourd’hui des problèmes non résolus : la décentralisation, la gouvernance à grande échelle, le contrôle par les pairs. Ce sont celles qui se développent le plus rapidement aujourd’hui.
Nous préconisons de favoriser la création d’un écosystème suffisamment mature pour que se développe une blockchain ouverte issue d’initiatives françaises ou européennes, alimentées par des financements publics de soutien à la recherche et au développement, sur le modèle de l’intelligence artificielle. Il faudrait, a minima, appuyer les initiatives tendant à favoriser l’établissement de standards européens ou internationaux pour le fonctionnement des blockchains.
(2/4) Les aléas et perspectives de perfectionnement de la technologie
La mission n’entend éluder ici aucun des questionnements qui peuvent entourer un procédé donnant lieu à des usages inédits. De fait, ainsi que le montre notre rapport, les« blockchains »présentent encore, suivant le type de protocoles, les signes d’une relative immaturité. Bien des projets peinent à franchir le stade du concept expérimental.
L’état de la technique invite à s’interroger, en premier lieu, sur les capacités techniques et la sécurité des protocoles. Du point de vue des capacités techniques, la question posée est d’abord celle du stockage et du traitement des transactions inscrites sur une blockchain. Prenons l’exemple du bitcoin. Les transactions enregistrées représentent aujourd’hui plus de 200 gigaoctets, soit l’équivalent d’une soixantaine de longs métrages en haute définition. Or, chacun comprend qu’une éventuelle démultiplication des transactions réalisées avec ce cryptoactif appelle nécessairement une extension des données traitées et conservées dans le réseau. Cette évolution ne peut rester sans conséquence sur la gestion d’une telle blockchain. En effet, en l’état de la technique, il pourrait être difficile à certains acteurs d’être un nœud de réseau suivant la puissance de calcul nécessaire à la validation de milliers de transactions et la mémoire requise pour stocker plusieurs tétraoctets de données. Cette incertitude conduit d’ailleurs certains observateurs à se demander si un réel modèle distribué et décentralisé de gouvernement peut demeurer viable à mesure que le réseau s’accroit. Certains n’écartent pas d’ailleurs la possibilité que quelques acteurs se trouvent en mesure, dans certaines circonstances, d’acquérir un pouvoir de décision sans le consentement de l’ensemble des acteurs le contrôle d’une blockchain.
S’agissant de la sécurité, le rapport de l’OPECST montre que suivant les spécifications des protocoles, des attaques informatiques peuvent remettre en cause l’immutabilité des données et la protection contre les « doubles dépenses ». On citera « l’attaque des 51 % », dans le cadre de laquelle un acteur peut – au moins temporairement – valider des blocs non conformes – voire réécrire des transactions dès lors qu’il possède une puissance de calcul supérieure à la majorité des nœuds du réseau. Ce cas de figure ne revêt pas aujourd’hui un caractère théorique, ainsi que le montre l’attaque dont a été victime Bitcoin Gold.
Toutefois, il ressort de l’expérience de ces derniers mois que la vulnérabilité des blockchains réside souvent moins dans les protocoles eux-mêmes que dans les outils et les procédures qui en permettent l’exploitation. Je pense ici aux plateformes d’échanges de cryptoactifs, aux clés privées dont le stockage est mal sécurisé, aux contrats intelligents mal codés.
En second lieu, il convient d’évoquer les enjeux qui s’attachent à la consommation d’énergie de certaines blockchains. D’après les estimations les plus souvent reprises, l’énergie électrique nécessaire au fonctionnement de Bitcoin serait comprise entre 25 et 40 tétras watt heure (TWh) par an. Par comparaison, on rappellera que la consommation du Danemark en 2017 s’élevait à 25 TWh. En l’état, la technologie présente donc potentiellement un caractère énergétivore. Cela étant, la consommation d’énergie tient d’abord aux modalités de validation des transactions propres à chaque type de blockchain. La question se pose en particulière pour les protocoles dont le consensus fait appel à la « preuve de travail ». Mais il existe aujourd’hui des projets qui ouvrent la perspective du développement d’autres modes de consensus moins consommateurs d’énergie. On citera ici tels que la preuve d’enjeu.
C’est dire que la technologie des blockchains évolue. Au-delà d’un perfectionnement des protocoles, il ne parait déraisonnable d’estimer que demain, les recherches en cours permettront de résoudre des problèmes qui en limitent aujourd’hui l’exploitation.
(3/4) Les cas d’usages rendus possibles par les blockchains
En outre, les travaux de la mission attestent que la technologie permet d’ores et déjà des usages nouveaux. Bien entendu, – comme souvent en matière d’innovation – il convient de faire la part des projets qui aboutissent à « optimiser » des process existants ou qui relèvent d’effets de mode. Du reste, les travaux de la mission invitent à distinguer les blockchains ouvertes – qui possèdent manifestement un potentiel d’innovation radicale mais se heurtent à des hypothèques techniques – des blockchains privées – qui offrent des solutions utiles à court terme. Quoiqu’il en soit, là où il apporte une réelle valeur ajoutée, le recours aux blockchains ouvre la perspective d’un possible renouvellement des organisations, des relations économiques et de travail, ainsi que des habitudes de consommation. Cet effet « disruptif » va bien au-delà de l’usage des cryptoactifs ou des cryptomonnaies.
Nous croyons en effet que l’usage des jetons (ou tokens) peut contribuer à offrir de nouvelles modalités de financement de l’innovation, dans le cadre des ICO. En outre, il ne parait pas non plus hors de propos d’envisager que s’instaurent par ce biais de nouveaux modes d’échanges de biens et de services, ainsi qu’une nouvelle distribution de la chaîne de valeurs.
Sans aller jusqu’à envisager à court ou moyen terme une « tokenisation » de l’économie, nous pouvons prendre quelques exemples qui montrent qu’il se passe sans doute quelque chose avec la blockchain. Elle ne saurait être réduite aux aléas des cours du bitcoin.
Dans le secteur de la banque, par la désintermédiation qui la caractérise, la technologie ouvre la possibilité de valider des transactions sans l’intermédiaire d’une chambre de compensation. Dès lors, les blockchains devraient permettre de certifier des opérations dans des délais beaucoup plus courts. Les protocoles peuvent aussi favoriser le partage d’informations entre acteurs concurrents d’une place financière dans le respect du secret de leurs données commerciales. Ce faisant, la technologie facilite la gestion de structures ou d’instruments communs en réduisant les coûts de contact et les frais d’administration. J’en veux pour preuve la blockchain MADRE, protocole expérimental développé à l’initiative de la Banque de France et destiné à faciliter la gestion des identifiants créancier SEPA entre les banques commerciales.
Dans le secteur de l’assurance, l’apport de la blockchain tient à l’automatisation des procédures d’indemnisation et à l'allégement de certaines formalités à la charge des sociétés comme de leurs clients. Il découle de l’usage de « contrats intelligents », programmes informatiques rendant possible l’application sans intervention humaine des clauses convenues sous réserve que les hypothèses et les conditions d’indemnisation et de préjudice soient clairement établies. On trouvera une illustration de ce cas d’usage dans l’offre Fizzy commercialisée par AXA, qui propose à ses assurés un remboursement en cas de retard d’avion.
Dans le secteur de la logistique, la blockchain présente deux intérêts : d’une part, assurer une traçabilité des produits, ainsi que la mémoire des interventions des différents intervenants d’une chaîne de production et de distribution ; d’autre part, alléger des formalités et créer les conditions d’une coopération entre les acteurs d’une filière, notamment du point de vue de l’échange d’informations. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle a été créé, en août 2018, la société KOMGO SA. qui, dans le secteur du négoce des matières premières, une quinzaine d’entreprises essentielles de ce secteur. KOMGO propose une plateforme digitalisée de négoce qui vise à permettre la vérification de l’identité des clients, un échange de documents de manière cryptée – sans base de données centrales – ainsi qu’une « lettre de crédit digitale », en remplacement des lettres de crédits documentaire.
Dans le secteur énergétique, vous aurez sans doute entendu parler de l’expérimentation menée à New York depuis avril 2016, à l’initiative de Transactive Grid. Celle-ci consiste en la mise en place d’un « micro réseau » de production et de distribution d’électricité à l’échelle de quelques rues, grâce à l’usage des énergies renouvelables et à l’usage d’un protocole Ethéréum. En autorisant l’échange de services et de valeurs en dehors d’une instance de gestion centrale, la blockchain crée potentiellement les conditions de la mise en place – à une plus ou moins grande échelle suivant les capacités techniques – de réseaux locaux de production, d’échange et de revente d’énergie pour équilibrer l’offre et la demande à tout moment, ce qui est une contrainte forte des réseaux d’électricité en particulier.
Cet inventaire ne prétend pas à l’exhaustivité et nous pourrions également évoquer les apports possibles de la technologie dans la gouvernance des filières de l’agroalimentaire et la traçabilité de ses produits.
De fait, la blockchain offre des cas d’usages assez divers qui ont également vocation à intéresser la sphère publique. Certes, la technologie questionne les personnes publiques dans leur rôle. De même que les professions juridiques réglementées, elle peut, dans une certaine mesure, conduire à délégitimer le monopole dont elles disposent pour accomplir des missions qui les placent en position de médiatrices dans les relations sociales. Mais pour les administrations et les services publics, elle représente aussi – à l’évidence –un possible levier de rationalisation des organisations et de modernisation des conditions d’exercice de leurs compétences.
Aujourd’hui, des États comme la Géorgie, le Honduras ou le Ghana ont eu recours ou utilisent la blockchain pour la tenue de leur cadastre ou la gestion de terrains publics. Comme chacun le sait, l’Estonie tend à s’illustrer dans l’établissement d’une e-administration par l’usage de l’identité numérique. Grâce à une infrastructure cryptographique de type blockchain, plus de 900 organisations (institutions, ministères et entreprises privées) peuvent accéder depuis 2008 à plus de 2 000 services.
Pour sa part, après la certification des données inscrites au registre du commerce, le Canton de Genève est sur le point de généraliser la délivrance d’actes administratifs. L’accomplissement de cette mission est déjà rendue possible par le développement d’un protocole Ethéreum et ce, pour un coût annuel très modique. On relèvera également les projets en cours s’agissant du développement de l’usage de la blockchain pour la gestion des droits à bâtir sur des terrains constructibles ou, même, du vote électronique pour des consultations locales.
De notre point de vue, il s’agit là d’autant d’exemples dont les pouvoirs publics pourraient s’inspirer afin d’améliorer l’efficacité de nos services publics et retisser de nouveaux liens avec les citoyens et les usagers, des rapports fondés sur la transparence et la simplification des démarches administratives.
Alors que des professions réglementées telles que les notaires s’approprient la technologie, nul ne comprendraient que la puissance publique n’examine pas toutes les possibilités que celles-ci offrent. C’est la raison pour laquelle dans sa recommandation n°20, la mission invite à poursuivre la réflexion sur les chantiers de transformation qui pourraient être conduits grâce à la blockchain dans l’amélioration des services publics grâce au potentiel de certification, de reconnaissance de l’identité numérique et d’archivage des blockchains.
Bien entendu, l’essor de cette technologie et son appropriation par les acteurs de la vie économique et sociale ne vont pas de soi. À l’échelle nationale comme européenne, il faudra sans doute examiner les évolutions ou précisions que l’état de notre droit pourrait nécessiter. Cette démarche apparaît particulièrement souhaitable en ce qui concerne le droit de la responsabilité, le droit de la consommation et du commerce électronique mais aussi, à certains égards, s’agissant de la protection des données personnelles, dans le nouveau cadre établi par le RGPD.
Aussi, compte tenu de la complexité de la tâche, la mission souscrit volontiers à la proposition émise par France Stratégie d’établir, au sein des administrations centrales de l’État, un groupe de travail transversal chargé d’une mission d’évaluation des conditions du développement de la technologie des blockchains dans la vie économique et sociale, ainsi que de son usage par les collectivités publiques.
Au-delà des financements publics que peut requérir la réalisation de certains projets, l’innovation est affaire de confiance et de prévisibilité. Ceci conduit nécessairement à poser la question du cadre dans lequel l’essor des nouveaux usages permis par les blockchains peuvent être régulés.
(4/4) Cadre réglementaire, financier et fiscal
Pour terminer, nous souhaitons présenter le cadre réglementaire, financier et fiscal, qui permettrait selon nous aux entreprises innovantes et recourant aux blockchains qui se développent en France d’être compétitives et de prendre des parts de marché à l’international. Il faut aussi que ce cadre permette à la France d’être attractive pour que des activités économiques liées aux blockchains choisissent de s’y installer.
La régulation d’un « secteur », d’une « technologie » ou d’un « écosystème » est d’autant plus délicate que l’innovation autour des blockchains est fortement évolutive et peu maîtrisable. En tant que députés, comment devons-nous réagir et intervenir ? Une régulation trop forte tuerait l’innovation en France, qui se réfugierait donc dans des pays limitrophes comme la Suisse. Une régulation trop faible serait inutile : dans le cas des cryptoactifs, il en va pourtant de la protection des investisseurs et de la lutte contre les activités criminelles car les bitcoins, par exemple, ne sont pas exempts de risques financiers importants. En outre, et c’est un dilemme bien connu dans le milieu numérique, la régulation est souvent rapidement dépassée alors même qu’elle est souvent réclamée par les acteurs économiques concernés, qui sont à la recherche de sécurité juridique pour développer leurs activités.
Une façon de sortir de ces dilemmes de l’intervention publique est de produire une régulation d’ « avance de phase » : construire un cadre réglementaire expérimental, au périmètre borné mais permettant de créer librement pour accélérer le développement de l’écosystème. Cette logique de bac à sable doit cependant être complété par un cadre stable et sécurisant. Elle se couple, en France, avec un recours de plus en plus systématique, de la part de l’État ou des autorités régulatrices, à des consultations auprès de l’ensemble des acteurs concernés. Cela a été fait par exemple pour rédiger les ordonnances relatives aux minibons ou pour le projet de loi dit « PACTE », à propos de la régulation des émissions de jetons. Cette démarche est essentielle à la bonne compréhension des enjeux et des solutions à traiter par l’ensemble des parties prenantes.
Ces consultations permettent d’imaginer un cadre stable et pérenne qui permettra d’apporter la sécurité juridique suffisante aux entreprises déjà installées et qui souhaitent se développer rapidement tout en demeurant en France. Le cadre que nous repose sur trois piliers : la sécurisation des émissions de jetons grâce à la loi PACTE ; l’adaptation de la réglementation bancaire et fiscale grâce au PLF ; la mise à disposition de moyens financiers et techniques publics suffisants et durables pour soutenir l’émergence et le renforcement de l’écosystème français des blockchains, notamment grâce au PIA 3.
Tout d’abord, l’émergence des blockchains est indissociable de la sécurisation des cryptomonnaies : nous avons déjà présenté en quoi les deux étaient indissociables. Plus précisément, les blockchains autorisent un mode tout à fait innovant et encourageant de financement de l’économie : la levée de fonds grâce à des jetons, ou tokens, mieux connu sous son acronyme anglosaxon d’ICO, pour Initial Coin Offering. L’ICO est une technique de levée de fonds qui s’appuie sur l’émission de jetons, acquis en échange de cryptomonnaies ou de monnaies classiques. Depuis début de 2018, en France, les principales ICO ont permis de lever 500 millions d’euros, soit 20 opérations d’un montant de 25 millions environ.
Généralement, les ICO visent à développer des activités ou des applications en lien avec les blockchains : nous pouvons notamment citer le cas du projet iExec, startup montée par des chercheurs d’Inria et financée par ICO.
La puissance des ICO explique qu’elles fassent l’objet d’une compétition européenne et mondiale, et, à cette heure, la France est largement dépassée par la Suisse, très en avance dans ce domaine : deux cents ICO ont été conduites en Suisse. Or une ICO menée en Suisse encourage les porteurs de projet, les entrepreneurs, les innovateurs, à localiser l’ensemble de leur activité dans ce pays-là, au détriment de la France.
Il faut donc rapidement reprendre la main : le projet de loi PACTE est aujourd’hui le principal véhicule juridique permettant d’établir un cadre de régulation innovant. Le projet de loi contient notamment la création d’un régime juridique propre aux ICO, qui consiste à autoriser l’AMF à délivrer un visa optionnel pour les offres de jetons s’adressant au public français. C’est une forme de label qui vise à protéger les investisseurs contre le risque d’arnaques. En outre, en séance publique, à l’initiative de plusieurs députés, un régime relatif aux prestataires de services sur actifs numériques a été créé. Parmi les nouveaux services et « métiers » encadrés par ce régime, figure notamment l’échange d’actifs numériques sur une place de marché, afin de favoriser l’essor d’un marché secondaire des jetons et des cryptoactifs en général. La création d’un marché secondaire régulé permettra des échanges de cryptoactifs entre investisseurs de façon beaucoup plus sûre qu’aujourd’hui.
En second lieu, la régulation des activités économiques liées aux blockchains doit également intervenir sur les volets fiscaux et bancaires. Dans le cadre de PACTE, plusieurs amendements parlementaires ont été adoptés afin de mieux garantir aux émetteurs de jetons et plus généralement aux professionnels des blockchains qui manipulent des cryptoactifs, l’accès à un compte bancaire en France. En outre, un principe d’ouverture de compte en dernier ressort a été adopté : il confie à la Caisse des dépôts et consignations la mission de garantir ce droit au compte bancaire aux acteurs ayant bénéficié du visa de l’AMF et qui manipulent des cryptoactifs, lorsque les autres banques ont rejeté leurs demandes. Nous ne serions pas opposés à ce que ce soit la Banque de France voire la Banque postale qui se charge de cette mission.
En matière fiscale, le PLF pour 2019 a permis, enfin, de créer un régime fiscal spécifiquement applicable aux cryptoactifs, car la doctrine fiscale actuelle pouvait véritablement décourager l’activité économique dans le domaine des blockchains. Pour tenir compte des nombreuses microtransactions réalisées en cryptoactifs, l’imposition ne porterait que sur la plus-value « globale », nette de tous les échanges opérés au cours de l’année, du moment que cette plus-value s’obtient par la cession de cryptoactifs en échange de monnaies ayant cours légal (fiat). Il faudrait améliorer encore le dispositif fiscal proposé, notamment en ne fiscalisant les plus-values liées aux crypto-échanges qu’au moment où celles-ci sont encaissées sur un compte bancaire traditionnel.
Enfin, afin de donner à l’écosystème des blockchains en France toutes les chances de prendre les devants, les pouvoirs publics ont une responsabilité qui n’est pas uniquement celle de proposer un cadre juridique, bancaire et fiscal attractif. Les soutiens budgétaires publics doivent également pouvoir cibler cet écosystème en particulier.
Nous pensons que des outils particulièrement efficaces, comme les programmes des investissements d’avenir (PIA) ainsi que le Grand plan d’investissement (GPI) permettent aux opérateurs que sont Bpifrance ou encore la Caisse des dépôts et consignations d’investir durablement dans les entreprises des blockchains.
La création du Fonds pour l’innovation et pour l’industrie, ex Fonds pour l’innovation de rupture, pourrait aussi être utilement mis à contribution pour prendre des participations dans des start-ups prometteuses des blockchains. Cela serait d’ailleurs compatible avec la politique d’investissement de l’État dans les principaux secteurs d’innovation stratégique : les solutions liées aux blockchains ont des convergences réelles avec l’économie de la donnée (notamment le big data), l’internet des objets ou l’intelligence artificielle. Nous appelons de nos vœux à une reconnaissance rapide de la blockchain comme un secteur réellement stratégique pour la France.
Jean-Michel MIS vous propose le téléchargement de son rapport de 137 pages sur la blockchain via son site officiel jeanmichelmis.fr
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