Lundi 2 Octobre 2006
Marie Charles-Leloup

Penser l’internet dans 10 ans

Ce texte a été écrit à l’occasion de la 10e Université des CCI (Vichy, 7-8 septembre 2006) dont le thème général est “Monde fini ou nouvelles frontières… Quel futur pour l’aventure humaine ?" Une seconde partie consacrée aux liens entre internet et développement durable paraîtra ultérieurement, mais la première partie peut se lire de manière autonome, comme une réflexion sur nos manières de considérer le présent et l’avenir de l’internet.


Pour réfléchir à l'internet dans 10 ans, dans une perspective de "développement durable", il faut, je crois, commencer par comprendre ce qu'il signifie aujourd'hui dans nos vies et réfléchir, d'une manière pas trop conventionnelle, à ce qu'il pourrait représenter demain.

L'internet a changé beaucoup de choses… Mais cela ne fait pas une révolution

Aujourd'hui l'internet touche un milliard de personnes (sur 6,5, tout de même) et a profondément changé plein de choses – mais son impact, au fond, n'est pas de nature "révolutionnaire" :

L'internet a changé le quotidien au bureau, quand on travaille dans un bureau (fixe ou mobile). L'internet a bouleversé pour toujours certains secteurs économiques (voyages, musique, photo-vidéo, information-média) et, ailleurs, profondément changé la manière dont on se fournit, conçoit des produits, organise la production, coopère entre entreprises, s'informe sur les marchés, communique avec ses clients, etc. Il a changé le fonctionnement du système économique, mais pas le système économique lui-même ; idem pour nos systèmes de gouvernement. En revanche, dans la plupart des cas, l'internet n'a pas profondément changé nos modes de vie. Il est présent au quotidien, oui, mais a-t-il tant changé, par exemple, l'organisation de notre temps, les rapports au sein de la famille proche, nos relations de voisinage, etc. ? En tout cas plutôt moins que le mobile – de ce point de vue, on peut d'ailleurs sans grand risque affirmer que dans 10 ans, internet, communications mobiles, c'est la même chose.
En particulier, je voudrais signaler deux constats, importants parce que la situation me paraît appelée à changer dans les 10 ans à venir :

Premier constat : l'internet a dans une large mesure accompagné des tendances à l'œuvre ou en gestation dans l'économie (le flux tendu généralisé, la flexibilité et la personnalisation de masse, la mondialisation des flux et de beaucoup de marchés) et la société (l'individualisation des modes de vie, l'urbanisation en "archipels", la mobilité, la tension entre local et global…). Il n'est pas à l'origine de ces transformations.

Second constant : l'internet a lui-même assez peu changé – c'est une provocation de la part de quelqu'un qui travaille à en observer et en anticiper les changements, mais parlons de l'essentiel :

Une expérience d'usage fondée sur l'arrêt devant un écran et l'interaction via un clavier et un pointeur, Une différence claire et radicale entre le "virtuel" (représentation, simulation, artifice, infiniment léger et malléable) et le "réel" (qui, lui, ne ment pas…), Une expérience "discrète" au sens mathématique : on est en ligne ou on ne l'est pas ; en général on ne l'est pas ; quand on l'est on le choisit et on y pense.
Le mouvement naturel de l'internet est de tout connecter

Or tout cela se retourne dans les 10 (ou peut-être 20) ans à venir. Parce que le mouvement naturel de l'internet, c'est de tout couvrir, tout connecter – donc de descendre dans l'espace physique pour doter chacune de ses composantes d'une "aura numérique", en interaction potentielle avec toutes les autres.

C'est, que ses membres en soient conscients ou non, la raison pour laquelle le graal de la communauté internet, depuis 10 ans déjà, s'appelle IPv6, la prochaine version du protocole de base de l'internet dans laquelle on disposera de suffisamment d'adresses internet pour en attribuer plusieurs à chaque grain de sable de la planète. Pourquoi se fixer un tel but, si l'objectif n'est pas de le faire en vrai ?

C'est le sens du mouvement vers ce qu'on appelle en Asie l'"ubiquitous networking", en Europe l'"intelligence ambiante" et en Amérique le "pervasive computing", objectifs N° 1 de la R&D informatique à 5-10 ans sur ces trois continents.

Et au-delà, c'est le projet de la "méta-convergence" entre Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et sciences Cognitives (NBIC), qui n'a de sens que lorsqu'il existe un réseau pour relier, lire, piloter toutes ces entités et en rendre l'action et l'interaction à peu près décidables.

Concrètement, on peut affirmer avant une relative que, dans 10 ans :

L'internet aura fédéré presque tous les réseaux fixes et mobiles, de communication et de diffusion, et couvrira de multiples manières tous les territoires, et toutes les situations : dedans, dehors, arrêté, en mouvement, seul, en public… Il aura cassé un grand nombre de barrières physiques (mais ce ne sont pas les seules !) aux échanges d'informations et de valeurs, aux communications entre les hommes, à la continuité des systèmes techniques ; il aura réduit les frottements et les coûts de transaction, transformé l'information en bien public… Des puces capables de s'identifier elles-mêmes (c'est le minimum), de se localiser, de capter des informations sur ce qui les entoure (une image, une mesure de température, une identité…), de traiter et/ou stocker cette information, de se mettre en réseau entre elles ou avec des centres de décision, parfois d'agir en retour (allumer, ouvrir, prévenir, déclencher…)… se répandront dans les objets, les espaces et les corps. Ne faites pas les effarés ! Ceci n'arrivera pas après-demain par suite d'un complot diabolique. Cela se réalise aujourd'hui par une série de petites décisions que nous prenons tous : parce qu'on veut mieux suivre ses circuits logistiques, intervenir de manière préventive sur les machines installées chez ses clients, faciliter le passage en caisse ou à l'entrée du bus, identifier et contrôler les bagages, sécuriser le métro, réduire les accidents automobiles sans aller moins vite, retrouver nos chats, protéger nos parents malades d'Alzheimer, éviter à nos enfants de se faire enlever, se défendre des délinquants sexuels, suivre à la trace les demandeurs d'asile avant de les expulser, mesurer le temps réel de son marathon, mieux s'occuper des arbres de Paris, être averti à temps des crues… Tous ces exemples sont d'aujourd'hui ! Ces puces cesseront peu à peu d'être des greffons sur des objets ou des corps conçus sans elles, pour faire partie intégrante de leur architecture : cela ira de la maison dite intelligente au corps "augmenté" (l'objectif des programmes américains de recherche-développement "NBIC" - nano-bio-info-cogno - est, d'une manière souvent explicite, "l'amélioration de l'humain"), en passant par les robots domestiques, mais sans doute jusqu'à des objets très courants devenus sensibles, personnalisables, documentés, malléables, connectables, améliorables… L'existence de chaque lieu, objet, bête, personne, aura en permanence une dimension numérique – donc en réseau – en même temps qu'une dimension physique.
Un changement profond dans notre rapport au monde

L'omniprésence du numérique et des réseaux, "tissés" dans la trame du monde, aura des conséquences profondes (et pas toutes prévisibles) sur notre rapport à ce qui nous entoure, aux objets, à l'espace, au temps, aux autres, donc à nous-mêmes.

Quand les objets ou les lieux deviennent "cliquables" pour répondre à nos commandes ou nous informer sur eux-mêmes, Quand on peut être loin mais se sentir mutuellement présents aux sens – ou a minima, maintenir en continu le fil ténu de la relation, Quand l'acte volontaire devient celui de se déconnecter ou de se rendre moins visible, à l'inverse d'aujourd'hui, Quand la carte est le territoire, en ce qu'elle le produit et qu'elle agit sur lui en temps réel (ou que le territoire lui-même est virtuel, même si l'on peut agir dedans), Quand les choses acquièrent une histoire, des sens, des comportements sociaux, Quand on peut imaginer de télécharger notre maison, notre voiture, notre robot familier dans une autre maison, voiture ou machine…
… Alors beaucoup d'idées qui nous paraissent acquises aujourd'hui sont à repenser : la différence entre naturel et artificiel, la distinction entre réalité et représentation, l'identité, la vie privée, etc.

Ces distinctions ou ces notions ne perdent pas leur raison d'être : mais il nous faudra sans doute les refonder.

Nous avons l'habitude de scénarios lisses ou "totaux"…

Quand on décrit un tel mouvement, certains scénarios nous viennent très vite à l'esprit :

Celui d'une extension sans limite du domaine de l'automatisation (le "machine to machine") et pourquoi pas, à terme, de la prise de pouvoir par les machines ; Celui d'objets ou d'environnements "intelligents" qui préviennent nos désirs d'une manière naturelle et fluide (une "intelligence" vraiment "ambiante" – mais l'expérience de nos PC et magnétoscopes nous invitera cependant à une certaine prudence quant à la capacité actuelle des industriels et designers à y parvenir …) ; Une surveillance généralisée de tous sur tous ; Le traitement à grande échelle d'un certain nombre de questions de société, comme l'imaginent les Japonais dans leur stratégie "U-Japan" (U pour ubiquitous) : vieillir bien et autonome (quoiqu'un peu seul), prévenir ou réagir aux catastrophes naturelles et aux dérèglements climatiques, croître en utilisant moins d'énergie et en produisant moins de déchets…
Ces scénarios vont bien avec notre imaginaire de l'informatique, qui est lisse, fluide, neutre (c'est "un outil"), efficace, et se prête à des visions totales et univoques.

Ils sont réalistes, voire vraisemblables. Il faut travailler dessus.

Mais nous les concevons trop facilement. Cela devrait nous alerter.

… Mais la réalité sera aussi créative, sociale, désordonnée, contradictoire

La réalité de la société "assez numérique" d'aujourd'hui est au contraire celle d'un désordre croissant – ou pour le dire d'une manière plus positive, d'une complexité croissante. Ce désordre destructeur et créatif à la fois s'appuie sur l'informatique et les réseaux pour se déployer.

Réfléchissez une seconde à vos entreprises tout-informatisées : sont-elles plus simples à gérer qu'autrefois ? Avez-vous le sentiment de mieux maîtriser leur avenir ? Le travail de chacun est-il plus clairement défini et prévisible ? Probablement tout le contraire. On vous a vendu l'informatique comme un instrument de rationalisation et, volontairement ou non, vous en avez fait un instrument de complexification : personnaliser les offres, innover plus vite, multiplier les canaux de diffusion, réagir immédiatement aux évolutions des marchés (qui du coup s'accélèrent), vous intégrer dans des chaînes de coopération-concurrence de plus en plus longues et complexes, redéfinir les postes et les investir de responsabilités…

Ce n'est pas une erreur, c'est aussi ce à quoi servent les ordinateurs (ou plutôt les " désordinateurs") et les réseaux. C'est a minima le résultat mécanique de la combinatoire presque infinie que produit la connexion potentielle de tout avec tout. Mais cela résulte aussi de la manière dont, dans la réalité, nous nous approprions ces outils : alors qu'on les décrit savamment comme les outils de la connaissance et de la raison, nous nous en servons pour échanger des photos de vacances, tchatcher avec les copains qu'on vient de quitter au lycée, raconter notre vie sur un blog, copier des compils, organiser la prochaine compétition de foot…

L'internet est le siège d'une immense conversation, cacophonique, bourdonnante, désordonnée, sans fin et sans but – autre que celui de nourrir le lien, de construire nos identités, de faire fonctionner nos vies avec celles des autres sans pour autant faire comme eux en même temps qu'eux. Et parce qu'ils produisent eux-mêmes des données à jet continu, les objets (Julian Bleecker parle de "blogjets", d'objets qui bloguent) et les espaces vont s'ajouter à la conversation, l'alimenter ("t'as vu ce qu'a vu mon robot ?", "sais-tu que mon capteur indique un taux de pollution de X ?"…), la relayer, lui faire prendre des tours inattendus. Ils vont enrichir la combinatoire, faire monter l'intensité sonore, multiplier les occasions de rupture de la chaîne (pannes, incompatibilités…) et produire, par leur simple masse, des effets agrégés tout à fait inattendus – on parle d'"émergences".

Ils vont ajouter au désordre.

Ce désordre a un côté réjouissant, il est profondément humain, il est aussi facteur d'innovation – et nos économies, parce qu'elles sont plus fluides et transparentes, ont besoin d'innovation pour combattre la banalisation.
Mais cette innovation fonctionne d'une manière assez nouvelle. Elle émerge de toute part, de chercheurs et d'amateurs, d'utilisateurs et de professionnels ; elle est marchande ou non-marchande, individuelle et collective à la fois ; elle est continue et permanente (pensons aux versions de logiciels)… Songeons que si l'on regarde les usages grand public de l'internet d'aujourd'hui, aucune des innovations majeures depuis 10 ans ne provient des grands acteurs du secteur !

C'est la marque de la plasticité du numérique, que nous exportons d'une certaine manière dans le monde physique dont, normalement, l'intensité capitalistique de la production de masse interdit l'entrée aux petits. Même Philips commence à imaginer des objets "pas finis", appropriables, détournables, voire améliorables par leurs utilisateurs.


Ainsi, bien loin des scénarios nets et clairs de la science-fiction d'Hollywood, l'internet omniprésent de 2016, devenu une infrastructure essentielle et oubliée au même titre que l'électricité (sauf bien sûr pour ceux qui n'en bénéficient pas) alimentera-t-il vraisemblablement une société tout aussi, voire plus désordonnée, bruyante, incertaine, tendue, compliquée, conflictuelle, créative, torturée qu'aujourd'hui.

Une société dans laquelle, en même temps que des projets de contrôle total (la "total awareness" que visait l'administration Bush après 2001), du spam à grande échelle, des puces RFID dans nos pull-overs massants, des appartements intelligents pour vieillards actifs…

… On voit et verra des gens produire à 30 000 mains une non-encyclopédie telle que Wikipedia, concurrencer les grands acteurs du logiciel ou des médias par des productions dites "libres", coller virtuellement (ou non) sur des lieux physiques des étiquettes à l'aide desquelles ils en partagent l'expérience, se mobiliser bien plus vite que les institutions pour reconstruire quelques infrastructures techniques et humaines essentielles après des catastrophes telles que le cyclone Katrina, bricoler les robots de compagnie, créer des zones d'exclusion temporaires interdites aux réseaux, griller les étiquettes électroniques, produire des œuvres d'art biologiques, mentir aux systèmes de géo-localisation, couper la chique aux assistants personnels trop malins…

Une société humaine, quoi.

Daniel Kaplan

Source : http://www.internetactu.net


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