Opinion | Sylvain Bersinger, chef économiste chez Asterès, "Le bitcoin s'envole : et alors ?"

La flambée récente du cours du bitcoin est certes une aubaine pour les spéculateurs qui sont positionnés sur cet actif, mais n’a aucune conséquence pour les autres agents économiques. Le bitcoin est un actif (et non une monnaie) sans lien avec la vie économique quotidienne des ménages et des entreprises, les fluctuations de son cours ne concernent donc que ceux qui spéculent dessus. L’envolée de son prix réduit même son attrait pour l’utiliser comme monnaie, puisque l’intérêt d’une monnaie réside pour partie dans la stabilité et la prévisibilité de sa valeur future. Il est peu probable que le bitcoin remplace les monnaies actuelles car il n’apporte pas d’innovation utile par rapport aux moyens de paiement existants. De plus, remplacer les monnaies par le bitcoin impliquerait de se priver du levier de la politique monétaire, ce qui n’est pas souhaitable.


Hausse du bitcoin : Une évolution qui n’a aucune conséquence macro-économique

L’évolution du cours du bitcoin n’a d’impact que sur le patrimoine de ceux qui en détiennent. Le bitcoin est un actif (et non une monnaie) utilisé à des fins purement spéculatives et qui n’est pas utilisé dans la vie quotidienne des ménages et des entreprises. De ce fait, ses fluctuations n’ont pas d’impact sur les variables macro-économiques (croissance, chômage, inflation par exemple). Que le bitcoin vaille 1 dollar ou 1 million de dollars n’a donc d’importance que pour les spéculateurs qui en détiennent, qui voient leur patrimoine augmenter ou fondre en fonction des fluctuations du cours.

La création récente d’ETF sur le bitcoin ne change pas la nature spéculative et déconnectée de la vie économique réelle de cet actif. Début 2024, la SEC (le « gendarme » de la bourse américaine) a autorisé la création d’ETF sur le bitcoin. Les Exchange Traded Funds (ETF) sont des fonds de placement dont les parts peuvent être négociées sur les marchés financiers et dont la valeur suit mécaniquement celle de l’actif sous-jacent. Par exemple, un ETF sur les entreprises bancaires regrouperait des actions de banques et permettrait à l’investisseur qui achèterait des parts de cet ETF d’investir dans un actif dont l’évolution répliquerait le cours boursier moyen des banques. Un ETF bitcoin est ainsi une manière de spéculer sur le bitcoin sans en détenir directement, ce qui permet par exemple à des spéculateurs peu averti au fait des spécificités de cet actif (clés de portefeuille, le stockage sécurisé des cryptoactifs par exemple) de spéculer dessus. La création des ETF peut donc rendre le bitcoin plus attractif pour des spéculateurs et donc conduire à une hausse du cours. Cela n’ancre cependant en rien le bitcoin dans l’économie réelle (on ne va pas payer sa baguette en bitcoins du fait de la création d’ETF) et offre simplement un nouveau moyen de spéculer sur cet actif.

Comment définir le bitcoin : un actif plus qu’une monnaie

Une monnaie se définit par ses trois fonctions : épargner, échanger, compter (c’est-à-dire exprimer le prix des biens et des services dans une unité commune). Le bitcoin, du fait de ses très fortes fluctuations de cours, ne permet pas d’être utilisé pour épargner, puisqu’il implique une forte incertitude quant à la valeur future de l’épargne. Il n’est pas non plus utilisé pour échanger puisqu’il n’offre, dans les transactions quotidiennes, pas d’amélioration réelle par rapport aux moyens de paiement existants. Enfin, il n’est pas utilisé pour compter (le boulanger exprime le prix de la baguette en euros, pas en bitcoins) car les évolutions ératiques du cours rendraient mal commode d’exprimer en bitcoins le prix des biens et des services. Le bitcoin n’est ainsi en rien une monnaie, puisqu’il ne remplit aucune des trois fonctions qui définissent la monnaie. Il s’agit plutôt d’un actif - en l’occurrence un crypto-actif - , terme générique désignant un élément de patrimoine ayant une valeur positive (une monnaie, par exemple, est un actif).

Le bitcoin en remplacement des monnaies actuelles : un scénario irréaliste

La perspective de voir le bitcoin remplacer les monnaies actuelles ou devenir la monnaie de référence mondiale n’est ni réaliste, ni souhaitable. À l’échelle d’un pays, la « bitcoinisation » impliquerait à la fois de complexifier la vie économique quotidienne, de la rendre plus incertaine et de se priver de la possibilité de mener une politique monétaire autonome. À l’échelle mondiale, la perspective de voir le bitcoin remplacer l’ensemble des monnaies est illusoire car il n’existe ni gouvernement ni fiscalité planétaire.

- Il est peu probable que le bitcoin soit massivement utilisé par les ménages et les entreprises, tout simplement parce qu’ils n’ont pas intérêt à le faire. L’utilisation du bitcoin compliquerait la vie quotidienne des agents économiques. Une innovation vise à simplifier l’activité des agents économiques, ce qui n’est pas le cas du bitcoin. Par exemple, la carte de paiement a supplanté le chèque et les espèces du fait de sa simplicité et de sa sécurité d’utilisation. Au quotidien, le bitcoin ne facilite pas les transactions réalisées par les ménages ou les entreprises qui disposent déjà de moyens de paiement faciles d’utilisation et sécurisés (à l’exception des pays où le système monétaire est défaillant). Son utilisation nécessiterait, pour un ménage ou une PME, de jongler avec un compte en euro et un autre en bitcoin.

- L’envolée récente du bitcoin réduit son intérêt en tant que monnaie car elle accroît les fluctuations du cours. La volatilité du bitcoin est environ quatre fois plus élevée que celle des actions ou de l’or*. Les fortes variations de cours ne sont pas surprenantes puisque le prix du bitcoin ne repose sur aucune réalité économique concrète, à la différence d’une action par exemple dont le cours reflète les profits actualisés futurs. Une monnaie doit offrir aux agents économiques qui l’utilisent une valeur stable dans le temps. Ainsi, les mouvements brusques du bitcoin, qu’ils soient à la hausse ou à la baisse, réduisent son intérêt en tant que monnaie tout en renforçant son attrait spéculatif (un actif volatil offre des opportunités de gains spéculatifs plus importants). Ainsi, la récente envolée du bitcoin n’incite pas à utiliser cet actif comme monnaie mais le rend plus attractif comme support de spéculation.

- Remplacer sa monnaie par le bitcoin serait une mauvaise stratégie pour un pays. Le bitcoin est assez semblable à l’étalon or, en ce sens qu’il n’est pas possible pour un pays de modifier la quantité de bitcoin (ou d’or) en circulation sur une simple décision de politique monétaire. Ainsi, un pays qui utiliserait exclusivement le bitcoin reviendrait dans un système équivalent à l’étalon-or. Autrement dit, le bitcoin est basé sur une technologie de pointe qui permettrait de ramener le système monétaire deux siècles en arrière… Un pays « bitcoinisé » ne pourrait plus faire varier la quantité de monnaie en fonction des aléas de la conjoncture, il s’interdirait donc de mener une politique monétaire autonome et se priverait d’un outil essentiel de politique économique en cas de crise (par exemple si une récession nécessitait une politique monétaire expansionniste). Le cas du Salvador (où le bitcoin est désormais une monnaie officielle avec le dollar) est spécifique car ce pays, qui était dollarisé, ne pouvait de toute façon pas mener de politique monétaire propre. Mais, même dans le cas spécifique de ce pays, la forte volatilité du cours limite l’usage du bitcoin au quotidien (par exemple, les transferts internationaux en bitcoin ne représenteraient que 0,8 % du total des envois d’argent vers leur pays d’origine des Salvadoriens émigrés aux Etats-Unis** ).

- Le bitcoin ne peut pas devenir l’unique monnaie mondiale. L’hypothèse de voir le bitcoin remplacer l’ensemble des monnaies mondiales est irréaliste. En effet, il n’existe pas de gouvernement et de fiscalité mondiale. Si le bitcoin devenait l’unique monnaie mondiale, lorsqu’une crise frapperait un ou plusieurs pays, ceux-ci ne pourraient pas dévaluer leur monnaie pour relancer leurs exportations ou abaisser leur taux d’intérêt. Ils ne recevraient pas non-plus d’aide budgétaire du reste du monde puisqu’il n’existe pas de fiscalité ni de gouvernement mondial. Ainsi, les pays en crise auraient tout intérêt à créer leur propre monnaie pour la laisser se déprécier ou mener une politique monétaire expansionniste. Dans le fond, un monde totalement « bitcoinisé » souffrirait des mêmes problèmes que la zone euro, mais en pire car il existe certains mécanismes de transferts entre pays de la zone euro ainsi qu’une relative ressemblance dans leurs structures économiques.


*https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2023/html/ecb.sp230623_1~80751450e6.en.html
**ECLAC, https://repositorio.cepal.org/server/api/core/bitstreams/48f2169c-55d5-43cf-a870-
da79ae37119a/content

da79ae37119a/content

Sylvain Bersinger

Sylvain Bersinger est titulaire d’un master de finance de l’université Lumière Lyon 2 et d’un master d’économie de l’université Paris Dauphine. Il a auparavant travaillé dans l’enseignement et la vulgarisation en économie ainsi que dans l’analyse risque-pays.

Sylvain Bersinger est membre du groupe de réflexion BSI Economics pour qui il a coordonné l’ouvrage « L’économie décryptée par BSI Economics », publié chez Marie B. Il est aussi l’auteur de plusieurs livres tels que « Les entrepreneurs de légende, tome 1, 2 et 3 » aux éditions Enrick B., « Apprenons l’économie avec San-Antonio » aux éditions Marie B et de « L’économie en clair » aux éditions Ellipses.

Il occupe le poste de chef économiste chez Asterès.

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Asterès est un cabinet de conseil indépendant dans le domaine économique, fondé et dirigé par Nicolas Bouzou.

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Mercredi 6 Mars 2024


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