Lundi 26 Novembre 2018
Laurent Leloup

Le mythe du « too big to fail »

D'un côté, Jeff Bezos déclare, lors d'une réunion ouverte à tous les collaborateurs de son entreprise : « un jour, Amazon fera faillite ». De l'autre, Jean-Laurent Bonnafé, directeur général de BNP Paribas, affirme : « nous avons 200 ans et nous serons encore là dans 200 ans ». Au-delà de la question de fond, deux cultures tellement différentes…


La réponse qu'offre l'homme le plus riche du monde à l'employé l'interrogeant sur les enseignements qu'il retire des récentes liquidation de Sears et de quelques autres acteurs de la distribution est parfaitement candide. Il considère en effet que l'accélération des cycles d'innovation donne aux grands groupes une espérance de vie moyenne qui se mesure en décennies et non plus en siècles. Et d'ajouter que la chute, qu'il espère retarder le plus longtemps possible, surviendra quand Amazon cessera de se préoccuper de ses clients jusqu'à l'obsession, pour se focaliser sur son propre nombril.

Bien sûr, une comparaison directe entre le géant du e-commerce et une banque n'est pas sans défauts. Et je ne veux pas parler du seul fait que les effectifs d'Amazon sont plus du triple de ceux de BNP Paribas ou que sa capitalisation est 10 fois plus élevée (et presque 3 fois plus que celle de Bank of America). Les marchés sont (presque) sans rapport, les comportements de la clientèle sont incomparables, les modèles économiques n'ont rien en commun… Mais une autre différence mérite l'attention.

Ainsi, dans une pure démarche d'innovation destructrice, Amazon est née en tuant des écosystèmes existants (d'abord celui de la librairie traditionnelle avant de passer au commerce de détail en général) et cette histoire est encore fraîche et reste inscrite dans son ADN, notamment à travers son patron. Rien de tel dans les banques, qui, outre que leur genèse est trop lointaine pour laisser des traces, ont émergé sous leur forme actuelle à partir d'un nouveau besoin (la révolution industrielle) et n'ont donc rien remplacé.

Fort de son expérience directe personnelle, Jeff Bezos sait – et n'oublie pas – que tous les empires sont fragiles : il « suffit » d'un trublion que personne ne prend au sérieux pour les ébranler, les faire vaciller, voire les conduire à l'effondrement. Le sens de son intervention est justement de partager cette conscience intime de la précarité de toute entreprise avec l'ensemble des effectifs d'Amazon, de manière à en faire un pilier de la culture interne, toujours présent dans les esprits pour orienter la stratégie.

Il ne s'agit certainement pas de se résigner à disparaître dans 10 ou 20 ans, mais de comprendre que pour continuer à prospérer, il faut à tout prix éviter de sombrer dans l'autosatisfaction et l'arrogance du géant inébranlable, et, au contraire, continuer à défendre ses valeurs fondamentales (d'où la référence à l'obsession du client). Or il me semble que l'attitude des banques est parfois l'exacte opposée de celle d'Amazon, aussi bien du point de vue de leur profonde conviction d'être indéboulonnables et éternelles que de leur centrage sur elles-mêmes, en dépit des discours sur l'importance du client.

Les grandes institutions financières qui cherchent si souvent à s'inspirer des modèles des startups pourraient aussi prendre exemple sur les mastodontes technologiques qui sont génétiquement un peu plus proches d'elles. Ici, la leçon que donne Jeff Bezos est très simple : quand les dirigeants s'engagent (sincèrement) dans une transformation radicale de leur organisation, il doivent insuffler un sens de l'urgence et une exigence d'action parmi les collaborateurs et non leur faire croire que l'avenir est déjà tracé

Patrice Bernard
Fondateur du blog “C’est pas mon idée”

fr.linkedin.com/in/patricebernard





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