Dimanche 14 Mai 2023
Anne-Laure Allain

Entretien | Isabelle Ryl, Prairie - “Il faut bien distinguer l’IA en tant que science de ses usages”

Avec la sortie des dernières versions de ChatGPT, impossible d’échapper au sujet de l’Intelligence Artificielle (IA). Réservée jusqu’alors à quelques initiés, sa forme la plus aboutie, l’IA générative, est désormais accessible au grand public. Après la démocratisation de la technologie, se posent très vite des questions d’usage et d’éthique. Quelle est la place de l’IA dans l’entreprise ? Quelles sont ses prochaines évolutions et leurs impacts sociétaux ? Nous avons tenté de répondre à ces questions avec une experte du sujet, Isabelle Ryl, Professeur des Universités et directrice de PRAIRIE, le PaRis Artificial Intelligence Research InstitutE, piloté par l’Inria.

Cet entretien fait suite à la participation d’Isabelle Ryl lors de l’événement Fintech 100 organisé par Finance Innovation le 4 avril 2023 à Paris.
Isabelle Ryl a apporté son témoignage lors de table ronde : « Fintechs et Techs, le rôle de l’intelligence artificielle » aux côtés de Franz Fodere (Zaion), Patrick Lord (Truffle Capital) et Stéphane Hannache (Groupe BPCE).
Finyear est partenaire média de Finance Innovation.
Propos retranscrits par Manon Triniac, contributrice à Finyear.com


De plus en plus de startups utilisent l’IA comme cœur de technologie. Pour vous, quelle est la place de l'IA dans les entreprises ?

C’est une vaste question ! Aujourd’hui l’IA est dans toutes les discussions. On ne peut pas ouvrir un site ou un journal qui n’évoque pas ce sujet à la mode. Certains considèrent même déjà l’IA comme une technologie d’usage général, à l’instar de l’électricité.
Aucun secteur n’y échappe : gestion des données, finance, logistique, relation clients, traitement de la voie, création artistique, etc. L’IA modifie également les pratiques dans des domaines moins connus du grand public. Dans l’industrie par exemple, la vision artificielle peut servir à automatiser les contrôles visuels en fin de chaine quand cette même vision artificielle peut servir à la détection de vols dans les magasins ou à contrôler les dépôts de déchets sauvages sur les routes. En fait, une même technologie peut avoir des champs d’application très variés.

Quels sont les impacts sur le monde du travail ? Sur la société en général ?

Chaque fois qu’une nouvelle technologie prend de l’essor, des craintes concernant l’emploi apparaissent. Sans être spécialiste du sujet, je reste assez optimiste : après chaque évolution majeure, des métiers disparaissent, et d’autres se créent, et au bout du compte, on peut espérer arriver à une forme d’équilibre.
Avec l’IA, le sujet est un peu différent. L’impact ne se cantonne pas au monde du travail, c’est une technologie qui entre au cœur de nos vies. Se pose alors la question de notre relation à la vérité et à l’information. C’est un sujet complexe qui nécessite une vraie prise de conscience. Si je peux me permettre l’expression, il va falloir que les usagers finaux apprennent à ne pas se laisser emmener, « à l’insu de leur plein gré », dans des usages d’une technologie dont ils ne maitrisent pas les tenants et aboutissants et surtout les conséquences. Il va falloir changer profondément le rapport de la société à la technologie.

Depuis quelques mois, on parle d’IA générative. En quoi se différencie-t-elle de l’IA dont on a parlé précédemment ?

Par IA générative, on entend IA qui produit du contenu. Dans les applications de l’apprentissage qui sont le plus répandues, l’algorithme est entraîné sur des exemples, par exemple pour reconnaître et classifier des contenus, et ensuite on peut l’appliquer à de nouveaux contenus. Dans le cas de l’IA générative, il va être capable de produire un contenu qui n’existe pas dans la réalité. C’est ce qui permet à des outils comme ChatGPT d’écrire un poème ou de résumer un texte. On parle beaucoup de ChatGPT, mais Dall-e, qui appartient aussi à OpenAI, est tout aussi impressionnant. Dall-e peut générer des images qui n’ont jamais existé, avec une cohérence interne, et un travail de composition d’image qui donne l’illusion qu’il y a une compréhension du monde physique, alors que cela reste de l’apprentissage

Quelles sont les limites de cette IA Générative ?

Les contenus générés peuvent être amusants, mais aussi, parfois, aberrants. Cela pose un problème à partir du moment où ces images peuvent tromper quelqu’un qui prendrait ces contenus pour argent comptant.

Est-ce une mode ou une révolution ?

Je ne pense pas que ce soit une révolution scientifique. GPT-3, le modèle derrière ChatGPT existait déjà et s’inscrit dans la continuité de ses prédécesseurs. Ce qui a été vraiment révolutionnaire, c’est la mise à disposition de cette technologie au grand public, la prouesse a été de créer une interface pour le grand public et de la lancer en créant un effet “waouh” planétaire. Il faut bien différencier l’avancée scientifique, la prouesse technologique, et le fait de rendre la technologie accessible à tout le monde.

Après ChatGPT 4, devrait suivre ChatGPT 5, peut-on parler d’IA forte ?

Je n’ai pas de boule de cristal ! Je ne sais pas s’il y aura un jour une IA forte, mais en tout cas, ce n’est pas pour tout de suite. Tout pas en avant est un pas qui nous mène vers quelque chose de plus puissant, mais aujourd’hui, nous en sommes encore à des évolutions incrémentales. C'est-à-dire que les modèles dont on parle ici sont toujours plus gros - avec plus de paramètres, plus entrainés – sur un plus grand nombre de données. Mais cette fuite en avant vers le « plus » ne pourra pas se poursuivre éternellement : il y a une limite physique. Viendra un moment où on ne pourra pas dépasser l’ensemble des processeurs, capacités de stockage et données disponibles de la planète pour entrainer ces modèles.

Après l’euphorie, on traverse une période d’inquiétudes. Certains recommandent même de mettre en pause les sujets liés à l’IA générative. Qu’en pensez-vous ?

L’IA a l’avantage d’être un sujet à la mode, mais aussi les inconvénients et fait débat. Dans tous les cas, je ne suis pas sûre que se battre à coup de pétitions soit la solution. Il me semble surtout capital de ne pas confondre les progrès scientifiques et les utilisations qu’on en fait, ce qui je le concède n’est pas facile au milieu du battage médiatique.
Arrêter la recherche sur ces sujets-là, me parait personnellement dangereux, car cela revient à laisser des sujets en jachère. Faire un moratoire quand on n’est pas en possession de la technologie conduit fatalement à s’inscrire en vassal. Cependant, il est normal que la recherche scientifique ainsi que ses usages soient encadrés, par des comités d’éthique, des commissions de déontologie, ce qui est le cas, mais pas arrêtée. Il me paraîtrait en revanche raisonnable que les entreprises interdisent certains usages de ChatGPT, en particulier lorsqu’il s’agit de manipuler des données importantes et confidentielles. Quand on demande la traduction d’un texte, le texte lui-même est fourni à l’outil et potentiellement utilisé, par exemple comme donnée d’entrainement. C’est vraiment aux usages qu’il faut faire attention.

A propos d'Isabelle Ryl

Isabelle Ryl est professeur de l'Université de Lille. De septembre 2010 à mars 2018, elle a été directrice du centre de recherche Paris Inria, puis directrice générale adjointe par intérim pour le transfert et les partenariats industriels à Inria de mars 2018 à septembre 2018. Elle a été vice-présidente de Cap Digital de 2014 à 2019, membre du Conseil de l'innovation (Instance interministérielle en charge de définir les grandes orientations et priorités de la politique de l’innovation) de juin 2018 à janvier 2021 et est membre du Conseil d’administration de l’incubateur Agoranov depuis 2011. Elle est actuellement directrice de PRAIRIE, l'un des quatre instituts lancés dans le cadre de la stratégie nationale française d'intelligence artificielle.

En tant que directrice de PRARIE, Isabelle Ryl pilote les activités de recherche de l'institut, qui se concentre sur les aspects fondamentaux de l'intelligence artificielle, ainsi que sur son application dans différents domaines tels que la santé, les transports et l'énergie.

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